Albertine disparue. Marcel Proust
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Je pensais tout le temps à Albertine, et jamais Françoise en entrant dans ma chambre ne me disait assez vite : « Il n’y a pas de lettres », pour abréger l’angoisse. Mais de temps en temps je parvenais, en faisant passer tel ou tel courant d’idées au travers de mon chagrin, à renouveler, à aérer un peu l’atmosphère viciée de mon cœur ; mais le soir, si je parvenais à m’endormir, alors c’était comme si le souvenir d’Albertine avait été le médicament qui m’avait procuré le sommeil, et dont l’influence, en cessant m’éveillerait. Je pensais tout le temps à Albertine en dormant. C’était un sommeil spécial à elle, qu’elle me donnait et où, du reste, je n’aurais plus été libre comme pendant la veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c’étaient les deux substances mêlées qu’on nous fait prendre à la fois pour dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque jour au lieu de diminuer, non que l’oubli n’accomplît son œuvre, mais, là même, il favorisait l’idéalisation de l’image regrettée et par là l’assimilation de ma souffrance initiale à d’autres souffrances analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle supportable. Mais si tout d’un coup je pensais à sa chambre, à sa chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je perdais toute force, je fermais les yeux, j’inclinais ma tête sur l’épaule comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait presque aussi mal parce que ce n’était pas elle qui les ouvrait.
Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n’osai pas demander : « Est-ce qu’il y a un télégramme ? » Il en vint un enfin, mais qui ne faisait que tout reculer, me disant : « Ces dames sont parties pour trois jours. » Sans doute, si j’avais supporté les quatre jours qu’il y avait déjà depuis qu’elle était partie, c’était parce que je me disais : « Ce n’est qu’une affaire de temps, avant la fin de la semaine elle sera là. » Mais cette raison n’empêchait pas que pour mon cœur, pour mon corps, l’acte à accomplir était le même : vivre sans elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa chambre – l’ouvrir, je n’avais pas encore le courage – en sachant qu’elle n’y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà les choses que mon cœur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et tout de même que si je n’avais pas dû revoir Albertine. Or qu’il l’eût accompli déjà quatre fois prouvait qu’il était maintenant capable de continuer à l’accomplir. Et bientôt peut-être la raison qui m’aidait à continuer ainsi à vivre – le prochain retour d’Albertine – je cesserais d’en avoir besoin (je pourrais me dire : « Elle ne reviendra jamais », et vivre tout de même comme j’avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui a repris l’habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles. Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m’ôtant la respiration, m’étouffant du vide de la solitude, les souvenirs, juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs où Albertine m’attendait ; mais déjà je trouvais ainsi le souvenir de la veille, de l’avant-veille et des deux soirs précédents, c’est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulés depuis le départ d’Albertine, pendant lesquels j’étais resté sans elle, seul, où cependant j’avais vécu, quatre soirs déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l’autre, mais que chaque jour qui s’écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirai rien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d’une nièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plus jolie jeune fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moi le duc de Guermantes de la part des parents résignés pour le bonheur de leur fille à l’inégalité du parti, à une semblable mésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles à l’amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait le désir et on n’aurait pas l’indélicatesse de les faire connaître à celle qui porte sur nous un jugement moins favorable, qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’un tout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût pu qu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais resté avant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me