Salammbô. Gustave Flaubert

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Salammbô - Gustave  Flaubert

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sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens, et alors ton chagrin s’en ira dans les bras d’un homme.»

      – «Pourquoi ?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu’elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.

      – «Quelquefois, Taanach, il s’exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d’un volcan. Des voix m’appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m’étouffe, je vais mourir ; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu’à mes pieds, passe dans ma chair… c’est une caresse qui m’enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s’étendait sur moi. Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n’être qu’un souffle, qu’un rayon, et glisser, monter jusqu’à toi, ô Mère !»

      Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son long vêtement. Puis elle retomba sur la couche d’ivoire, haletante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d’ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d’une voix presque éteinte :

      – «Va me chercher Schahabarim.»

      Son père n’avait pas voulu qu’elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu’on lui fit rien connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ; sa mère, depuis longtemps, était morte.

      Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l’âme pleine de prières. Jamais elle n’avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d’un mort.

      Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l’astre allait en diminuant, Salammbô s’affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.

      Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d’obsessions d’autant plus fortes qu’elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle.

      Sans cesse la fille d’Hamilcar s’inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu’elle répétait sans qu’ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d’où dépendaient les destinées de Carthage, – car l’idée d’un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c’était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.

      Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d’or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.

      Il monta les escaliers : puis, dès le seuil de la terrasse, il s’arrêta en croisant les bras.

      Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d’un sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui s’alternaient sur ses talons avec des pommes d’émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu ; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.

      C’était le grand prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.

      – «Parle !» dit-il. «Que veux-tu ?»

      – «J’espérais … tu m’avais presque promis…» Elle balbutiait, elle se troubla ; puis, tout à coup :

      – «Pourquoi me méprises-tu ? qu’ai-je donc oublié dans les rites ? Tu es mon maître, et tu m’as dit que personne comme moi ne s’entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père ?»

      Schahabarim se rappela les ordres d’Hamilcar ; il répondit :

      – «Non, je n’ai plus rien à t’apprendre !»

      – «Un Génie» , reprit-elle, «me pousse à cet amour. J’ai gravi les marches d’Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences ; j’ai dormi sous l’olivier d’or de Melkarth, patron des colonies tyriennes ; j’ai poussé les portes de Baal-Khamon, éclaireur et fertilisateur ; j’ai sacrifié aux Kabyres souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes : mais tous ils sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu ? tandis qu’elle, je la sens mêlée à ma vie ; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s’échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m’éblouissent, puis je retombe dans les ténèbres.»

      Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.

      Enfin, il fit signe d’écarter l’esclave, qui n’était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l’air, commença :

      – «Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d’un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C’était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.»

      «Puis la Matière se condensa. Elle devint un oeuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l’autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent ; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s’éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans, et Rabbetna, telle qu’une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.»

      – «Et après ?» dit-elle.

      Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit :

      – «Elle inspire et gouverne les amours des hommes.»

      – «Les amours des hommes !» répéta Salammbô rêvant.

      – «Elle est l’âme de Carthage» , continua le prêtre ; «et bien qu’elle soit partout épandue, c’est ici qu’elle demeure, sous le voile sacré.»

      – «O père !» s’écria Salammbô, «je la verrai, n’est-ce pas ? tu m’y conduiras ! Depuis longtemps j’hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié ! secours-moi ! partons !»

      Il la repoussa d’un geste véhément et plein d’orgueil.

      – «Jamais ! Ne sais-tu pas qu’on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l’esprit, femmes par la faiblesse. Ton

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