L'ensorcelée. Barbey d'Aurevilly
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C’était véritablement un beau soir. L’air avait repris son silence, et la brise qui s’élève quand le soleil est couché, comme la balle siffle quand elle est passée, commençait d’agiter doucement les feuilles de la forêt et pouvait caresser de ses souffles le front ouvert du suicidé. Une bonne femme, qui rôdait par là et qui ramassait des bûchettes, remonta lentement ce fossé qu’une créature de Dieu venait de combler avec son argile. Tout occupée de son ouvrage, sourde peut-être ou, si elle avait entendu la déchirante espingole, l’ayant prise pour le fusil de quelque chasseur attardé, elle heurta par mégarde de son sabot le corps du meurtrier. Comme on le pense bien, elle eut peur d’abord de ce cadavre ; mais elle avait son fils aux Chouans. Plus mère que femme, elle finit par courber sa vieille tête, en pensant à son fils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main sur le cœur. Qui l’eût cru ? il battait encore. Alors cette vieille n’hésita plus. Elle regarda, d’un œil inquiet, la route, le taillis, la clairière ; mais partout ne voyant personne, et l’ombre venant, elle chargea le Chouan sur son dos, malgré sa vieillesse, comme un fagot qu’elle aurait volé, et elle l’emporta dans sa cabane, sise contre la lisière du bois. L’ayant couché sur son grabat, elle lava toute la nuit, à la lueur fumeuse de son grasset, les horribles blessures de cette tête aux os cassés et aux chairs pendantes. Il y en avait plusieurs qui se croisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons. L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de ce canon évasé, elles avaient rayonné en sens divers, et c’est, sans nul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pas mort sur le coup. Cependant la bonne femme pansa, du mieux qu’elle put, cette effroyable momie sanglante, dont toute forme humaine avait disparu. Experte en misère, l’âme plus forte que tous les dégoûts, elle se dévoua à la tâche de pitié que Dieu lui envoyait à la fin de sa journée, comme au bon Samaritain sur le chemin de Jérusalem à Jéricho. C’était une rude chrétienne, une femme d’un temps bien différent du nôtre. Elle avait gardé cette foi du charbonnier qui rend la vertu efficace, pousse aux bonnes œuvres et fait passer la charité du cœur dans les muscles de la main. Elle n’imagina pas que l’homme qui était l’objet de sa pieuse sollicitude eût tourné contre lui-même une violence impie. Un signe, qu’elle trouva sur cet homme, l’eût arrachée d’ailleurs à l’horreur de cette pensée, si elle avait pu la concevoir. Royaliste, parce qu’elle honorait Dieu, elle ne douta donc pas que des balles bleues n’eussent fait les plaies qu’elle pansait, et ce lui fut une raison nouvelle pour les soigner avec un dévouement et plus chaleureux et plus tendre. Il fallait la voir, cette hospitalière de la souffrance ! Quand elle avait fini d’éponger, de bassiner et de fermer avec les lambeaux de ses pauvres chemises mises en pièces ces épouvantables blessures, elle s’agenouillait devant une image de la Vierge et priait pour ce Chouan déchiré de douleur. La Vierge-Mère l’exauçait-elle ?… Toujours est-il que le blessé tardait à mourir.
Or, dix jours environ s’étaient écoulés depuis que Marie Hecquet (c’est le nom de notre bonne femme) avait ramassé le Chouan expirant. Isolée sur la lisière de ce bois solitaire, n’ayant ni voisins ni voisines, elle n’était exposée à aucune interrogation maladroite ou ennemie. De ce côté, du moins, elle était tranquille. Mais, comme dans un temps de troubles civils on ne saurait exagérer la prudence, elle avait enterré les armes et les habits du Chouan dans un coin de sa chaumière, prête à ruser si les Bleus passaient, et à leur dire que ce blessé qui se mourait était son fils. Elle ne craignait pas de lui quelque noble imprudence. Ses blessures ne lui permettaient pas d’articuler un seul mot.
« Que si les Bleus – pensait-elle – l’avaient vu parfois dans la fumée de la poudre et dans le face-à-face du combat, ils ne pourraient, certes ! pas le reconnaître, car sa mère, sa mère elle-même, si cet homme en avait une encore, ne l’aurait pas reconnu. »
Tout semblait donc favoriser son œuvre de charité pieuse ; mais l’urne de la destinée est plus perfide que celle de Pandore. On croit l’avoir vidée de tous les malheurs de la vie, qu’on s’aperçoit qu’il y a encore un double fond, et qu’il est tout plein !
C’était un soir, comme le jour du suicide, un soir long, orangé, silencieux. Marie Hecquet, au seuil de sa porte ouverte, par laquelle venait au blessé cet air des bois qui porte la vie en ses émanations parfumées, lavait dans un baquet posé devant elle les linges rougis de plusieurs bandelettes. Comme toutes ces plébéiennes si facilement héroïques quand elles ont du cœur, comme toutes ces Marthe de l’Évangile qui agissent toujours, mais chez qui l’action n’étouffe point la pensée, pas plus que le travail des champs n’étouffe et ne brise l’enfant qu’elles y portent souvent dans leur sein, la mère Hecquet surveillait son malade, quoiqu’elle eût les mains plongées dans la broue sanglante de son savonnage et qu’elle parût absorbée par ce qu’elle faisait. Une petite coche, qu’on ne voyait pas, vint à tinter tout près de là. Ce n’était pas la faible clochette d’une de ces mousseuses chapelles d’ermite, bâties jadis dans les profondeurs des bois, car les églises ne se rouvraient point encore. C’était la tinterelle de quelque hutte de sabotier qui marquait les heures et la fin du travail et de la journée. Mais pour Marie Hecquet, cette femme antique, restée ferme de cœur dans la religion de ses pères et dans les souvenirs de son berceau, ces sept heures sonnant, n’importe où, étaient demeurées l’heure bénie qui descendait autrefois des clochers, à présent muets, dans les campagnes, et qui conviaient à la prière du soir. Aussi, dès qu’elle les entendit, elle laissa retomber au fond du baquet les linges qu’elle tordait et qu’elle allait étendre au noisetier voisin, et portant sa vieille main mouillée à ce front jaune comme le buis aux yeux des hommes, mais pur comme l’or aux yeux de Dieu, elle se mit, la noble bonne femme, à réciter son Angélus.
Ce qui doit nous sauver peut nous perdre. Ce signe de croix fut son malheur.
Cinq Bleus, sortis à pas de loup de la forêt en face, s’étaient arrêtés sur le bord du chemin. Appuyés sur leurs fusils, éveillés, silencieux, l’œil plongeant dans toutes les directions de la route, ils