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en ce moment, aux yeux de mon esprit, ces fantômes du temps passé devant lesquels toute réalité présente pâlit et s’efface. Je venais précisément d’une ville où la guerre des Chouans a laissé une empreinte profonde. Personne, quand j’y passai, n’y avait oublié encore le sublime épisode dont elle avait été le théâtre en 1799, cet audacieux enlèvement par douze gentilshommes, dans une ville pleine de troupes ennemies, du fameux Des Touches, l’intrépide agent des princes, destiné à être fusillé le lendemain. Comme on ramasse quelques pincées de cendre héroïque, j’avais recueilli tous les détails de cette entreprise, sans égale parmi les plus merveilleuses crâneries humaines. Je les avais recueillis là où, pour moi, gît la véritable histoire, non celle des cartons et des chancelleries, mais l’histoire orale, le discours, la tradition vivante qui est entrée par les yeux et les oreilles d’une génération et qu’elle a laissée, chaude du sein qui la porta et des lèvres qui la racontèrent, dans le cœur et la mémoire de la génération qui l’a suivie. Encore sous l’empire des impressions que j’avais éprouvées, rien d’étonnant que ce nom de Chouans, prononcé dans les circonstances extérieures où j’étais placé, réveillât en moi de puissantes curiosités assoupies.

      « Est-ce que vous auriez fait la guerre des Chouans ? – demandai-je à mon compagnon, espérant que j’allais avoir une page de plus à ajouter aux Chroniques de cette guerre nocturne de Catérans bas-normands, qui se rassemblaient aux cris des chouettes et faisaient un sifflet de guerre de la paume de leurs deux mains.

      – Nenni pas, Monsieur, – me répondit-il après avoir allumé sa pipe et l’avoir coiffée d’une espèce de bonnet de cuivre, attaché à une chaînette du même métal qui tenait au tuyau. –Nenni-da ! J’étais trop jeune alors ; je n’étais qu’un marmot bon à fouetter. Mais mon père et mon grand-père, qui ont toujours été un peu de la vache à Colas, ont chouanné dans le temps comme leurs maîtres. J’ai même un de mes oncles qui a été blessé de deux chevrotines dans le pli du bras, au combat de la Fosse, auprès de Saint-Lô, sous M. de Frotté. C’était un joyeux vivant que mon oncle, qui jouait du violon comme un meunier et aimait à faire pirouetter les filles. J’ai ouï dire à mon oncle que sa blessure, le soir même du combat, ne l’empêcha pas de jouer de son violon à ses camarades, dans une grange, pas bien loin de l’endroit où le matin on s’était si fort capuché. On s’attendait à voir les Bleus dans la nuit, mais on sautait tout de même, comme s’il n’y avait eu dans le monde que des cotillons courts et de beaux mollets ! Les fusils chargés ne dormaient que d’un œil dans un coin de la grange. Mon enragé et joyeux compère d’oncle tenait son violon de son bras blessé et saignant, et il jouait gaiement, comme le vieux ménétrier Pinabel, dans un de ses meilleurs soirs, malgré le diable d’air que lui jouait, à lui sa blessure. Savez-vous ce qui arriva, Monsieur ? Son bras resta toute sa vie dans la position qu’il avait prise pour jouer cette nuit-là ; il ne put l’allonger jamais. Il fut cloué par les chevrotines des Bleus dans cette attitude de ménétrier qu’il avait tant aimée pendant sa jeunesse, et jusqu’à sa mort, bien longtemps après, il n’a plus été connu à la ronde que sous le surnom de Bras-de-Violon… »

      Enchanté d’une parenté aussi honorable et qui semblait me promettre les récits que je désirais, je poussai mon Cotentinais à me raconter ce qu’il savait de la guerre à laquelle ses pères avaient pris une part si active. Je l’interrogeai, je le pressai, j’essayai de lever une bonne contribution sur les souvenirs de son enfance, sur toutes les histoires qu’il avait dû entendre raconter, au coin du feu, pendant la veillée d’hiver, quand il se chauffait sur son escabeau, entre les jambes de son père. Mais, ô désappointement cruel, et triste preuve de l’impuissance de l’homme à résister au travail du temps dans nos cœurs, maître Louis Tainnebouy, fils de Chouan, neveu de cet héroïque Bras-de-Violon, le blessé de la Fosse, qui aurait mérité d’ouvrir la tranchée à Lérida, avait à peu près oublié, s’il l’avait su jamais, tout ce qui, à mes yeux, sacrait ses pères. Hormis ces faits généraux et notoires, qui m’étaient aussi familiers qu’à lui, il n’ajouta pas l’obole du plus petit renseignement à mes connaissances sur une époque aussi intéressante à sa manière que l’époque de 1745, en Écosse, après la grande infortune de Culloden. On sait que tout ne fut pas dit après Culloden, et qu’il resta encore dans les Highlands plusieurs partisans en kilt et en tartan, qui continuèrent, sans réussir, le coup de feu, comme les Chouans à la veste grise et au mouchoir noué sous le chapeau le continuèrent dans le Maine et la Normandie après que la Vendée fut perdue. Ce que j’aurais voulu, c’est qu’au moins le souvenir de cette guerre eût laissé une étincelle des passions de ses pères dans l’âme du neveu de Bras-de-Violon. Or, je dois le dire, j’eus beau souffler dans cette âme l’étincelle que je cherchais, je ne la trouvai pas. Le Temps, qui nous use peu à peu de sa main de velours, a une fille plus mauvaise que lui : c’est la Légèreté oublieuse. D’autres intérêts, d’un ordre moins élevé mais plus sûr, avaient saisi de bonne heure l’activité de maître Tainnebouy. La politique, pour ce cultivateur occupé de ses champs et de ses bestiaux, se trouvait trop hors de sa portée pour n’être pas un objet fort secondaire dans sa vie. À ses yeux de paysan, les Chouans n’étaient que des réveille-matin un peu trop brusques, et il était plus frappé de quelques faits de maraudage, de quelques jambons qu’ils avaient dépendus de la cheminée d’une vieille femme, ou d’un tonneau qu’ils avaient mis à dalle dans une cave, que de la cause pour laquelle ils savaient mourir. Dans le bon sens de maître Louis, la Chouannerie qui n’avait pas réussi était peut-être une folie de la jeunesse de ses pères. Conscrit de l’Empire, à qui il avait fallu dix mille francs pour se racheter de la coupe réglée des champs de bataille, un tel souvenir l’animait plus contre Bonot – comme disaient les paysans, qui vous dépoétisaient si bien le nom qui a le plus retenti sur les clairons de la gloire – que la mort du général de son oncle, ce Frotté, à l’écharpe blanche, tué par le fusil des gendarmes, avec un sauf-conduit sur le cœur !

      Cependant, quand il eut fumé sa pipe et qu’il eut regardé encore une fois sous le pied déferré de sa jument, maître Tainnebouy parla de se mettre en route, que bien que mal, et de gagner comme nous pourrions la Haie-du-Puits. L’heure, au pied ailé, volait toujours à travers nos accidents et nos propos, et la nuit s’avançait silencieuse. La lune, alors dans son premier quartier, était couchée. Comme l’aurait dit Haly dans L’Amour peintre, il faisait noir autant que dans un four, et nulle étoile ne montrait le bout de son nez. Nous gardâmes la lanterne allumée, dont les rais tremblants produisaient l’effet d’une queue de comète dans la vapeur fendue du brouillard. Bientôt même elle s’éteignit, et nous fûmes obligés de marcher à pied, cahin-caha, tirant péniblement nos chevaux par la bride et n’y voyant goutte. La situation, dans cette lande suspecte, ne laissait pas que d’être périlleuse ; mais nous avions le calme de gens qui ont sous leur main des moyens de résistance et dans leur cœur la ferme volonté, si l’occasion l’exigeait, de s’en servir. Nous allions lentement, à cause du pied malade de la Blanche, et aussi à cause des grosses bottes que nous traînions. Si nous nous taisions un moment, ce qui me frappait le plus dans ces flots de brouillard et d’obscurité, c’était le mutisme morne des airs chargés. L’immensité des espaces que nous n’apercevions pas se révélait par la profondeur du silence. Ce silence, pesant au cœur et à la pensée, ne fut pas troublé une seule fois pendant le parcours de cette lande, qui ressemblait, disait maître Tainnebouy, à la fin du monde, si ce n’est, de temps à autre, par le bruit d’ailes de quelque héron dormant sur ses pattes, que notre approche faisait envoler.

      Nous ne pouvions guères, dans une obscurité aussi complète, apprécier le chemin que nous faisions. Cependant des heures retentirent à un clocher qui, à en juger par la qualité du son, nous parut assez rapproché. C’était la première fois que nous entendions l’heure depuis que nous étions dans la lande ; nous arrivions donc à sa limite.

      L’horloge qui sonna avait un timbre grêle et clair qui marqua minuit. Nous le remarquâmes,

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