Le Blé qui lève. Rene Bazin
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En cette année 1891, et dans les deux qui suivirent, les bûcherons de la Nièvre se liguaient pour obtenir le relèvement des salaires insuffisants. Dans les bois, aux heures de trêve, dans les cabarets, les dimanches, et dans les fermes où les machines, remplaçant les rouleaux et les fléaux, groupaient les hommes par bandes nombreuses, les ouvriers de la terre discutaient les intérêts du métier. Des mots qu'on n'avait point entendus depuis plus d'un siècle montaient sous les taillis ou entre les haies. Quelques très vieux arbres avaient frémi, jadis, au passage de mots semblables. On disait: «Les intérêts communs des ouvriers;… plus d'isolement, les individus sont faibles;… groupons-nous pour soutenir nos droits;… formons une caisse, nous abandonnerons chacun une part de nos salaires.» Les plaintes abondaient, s'exaspéraient l'une par l'autre: «On ne peut vivre! Les marchands nous exploitent! Plus de prix de misère!.. Est-ce que cela suffit, un salaire de un franc vingt à un franc cinquante! Et la femme? Et les mioches? Et les chômages?» Vivre, la vie, l'enfant, la maison, ces mots premiers et pleins gonflaient le cœur des hommes, et quand on avait parlé de la misère, on jetait la menace et le défi aux exploitants qui étaient à Nevers, ou dans les petites villes, ou parmi les campagnes, dans les maisons bâties avec la sève des bois abattus. D'autres mots étaient prononcés, et c'étaient les rêves, auxquels tous ne croyaient pas également, mais qui se mêlaient cependant au sang de tous, car ils étaient dans l'air qu'on respirait, avec l'odeur des bourgeons jeunes et des herbes neuves. On disait: «L'avenir est au peuple. La démocratie va créer un monde nouveau… Le droit au pain, le droit à la retraite, le droit de partager…» Toute la forêt s'agitait cette année-là. Les taillis toujours coupés murmuraient sous les chênes, et disaient: «Nous avons, comme les futaies, le droit au vent du large.»
Gilbert Cloquet, avec sa passion pour la justice, fut des premiers à demander le syndicat. Il parlait sans art, avec une force contenue, et, dans les commencements, avec un peu de bégaiement qui donnait une soudaineté à ses phrases. Mais il savait bien les choses de la contrée, et il avait l'autorité de la réputation parmi les camarades. Il voyagea dans tout le département, pour s'entendre avec les syndicats voisins. Il rédigea des statuts. Pendant des mois il vécut, comme il disait avec orgueil, «pour la justice de tous». L'instituteur de Fonteneilles répétait: «Ce Cloquet doit avoir eu des ancêtres parmi les communistes du Nivernais.» Et il voulait parler de ces communautés paysannes, consacrées par l'ancien droit coutumier, et qui groupaient, au XVIe siècle, les familles de laboureurs et de bûcherons, travaillant sous un chef et héritant entre elles.
Gilbert eut même son heure de célébrité.
Il assistait à la réunion de marchands de bois et d'ouvriers, convoquée par le préfet, à Nevers, le 4 février 1893, et où étaient représentés les syndicats de bûcherons de Chantenay-Saint-Imbert, Saint-Pierre-le-Moutier, Neuville, Fleury, Decize, Sémelay, Saint-Benin-d'Azy, la Fermeté, Molay et d'autres encore. Quand on demanda aux bûcherons d'exposer leurs prétentions, plusieurs voix crièrent: «Cloquet! Cloquet! – Monsieur Cloquet est-il ici?» dit le préfet. «Le journalier Cloquet, présent!» répondit Gilbert. Et ce fut l'occasion d'un premier succès. Puis le grand bûcheron, debout, pas gêné, soutenu par la passion vivante dans tous les cœurs et dans tous les yeux, continua:
– On veut vivre. C'est pas la fortune qu'on demande; c'est du pain, et, à condition de se priver de lard, un bout de ruban pour nos filles. Moi, j'en ai une qui grandit. On demande que les marchands acceptent le nouveau tarif: et d'une. Et puis que la corde de moulée ne dépasse pas 90 centimètres de haut. Si les marchands accordent ça, nous rentrons tous au bois; sinon, non. Il nous faut la justice, qu'on a chassée de la forêt.
On l'applaudit pour l'ampleur de sa voix, sa force, sa taille et son absence de peur. Ce fut un triomphe. Ses camarades le reconduisirent, chantant la Marseillaise, jusqu'à la maison du Pas-du-Loup, au seuil de laquelle se tenait, pâle, la grande et belle Marie accourue au cantique. Un des bûcherons, un jeune, passa devant, et dit:
– Il a rudement parlé, le papa. Vive Marie Cloquet! Vive le père Cloquet!
C'était la deuxième fois qu'on l'appelait le père Cloquet. Il n'y fit pas trop attention, étant un peu ému de vin et de gloire; il dit seulement:
– Lureux, parce que tu es jeune, il ne faut pas plaisanter. J'ai fait ce que je devais. J'espère que nous allons réussir. Donne un verre de vin aux amis, Marie, et embrasse-moi.
Et Marie l'embrassa, Marie aux yeux de chèvre, longs, ardents et dorés.
Longtemps après que les hommes eurent bu, et qu'on les eut vus disparaître dans les chemins de la forêt, le père et la fille restèrent sur le pas de la porte, écoutant les voix qui chantaient en chœur, et qui criaient, de plus en plus lointaines: «Vive le camarade Cloquet!»
La gloire fut courte. Déjà dans les premières grèves, Gilbert avait dû réprouver les violences de quelques jeunes. Quand plusieurs bûcherons, au soir d'une discussion de tarifs avec M. Thomas, le gros marchand de bois, avaient proposé d'aller saccager la maison de l'«exploiteur», il avait pris parti contre eux, et fait rejeter leur vengeance. Une autre fois, sommé de se joindre aux compagnons du syndicat, qui avaient résolu de pénétrer dans un chantier et d'en chasser les non-syndiqués, il s'était refusé à quitter sa maison. «Ce n'est pas bien, avait-il dit: ceux qui ne sont pas avec nous ont des femmes et des enfants comme nous, laissez-les venir, et ne les forcez pas à chômer. C'est dur, d'être sans travail.» Une troisième fois, il s'était mêlé au cortège des grévistes, pour voir. Et il avait vu, au milieu de la forêt, une coupe envahie par une bande hurlante et six hommes de Fonteneilles entourés, frappés, et obligés de marcher en tête des grévistes, à travers bois, puis sur les routes. On passait dans les villages. On récoltait des lâches, qui se mêlaient à la troupe. Les prisonniers épouvantés, blessés par leurs sabots, demandaient grâce. «Marchez toujours!» Et ils marchaient suppliants, insultés, dans la clameur des voix qui étouffaient leurs plaintes. Deux d'entre eux finirent par tomber sur le chemin. Alors, dans le crépuscule, il y eut une lutte sauvage. Un homme, un seul, se battit contre dix. Des cris s'élevèrent au bord de l'étang de Vaux, cris de mort, cris d'horreur, si aigus que les maisons cachées sous les arbres entendirent, et fermèrent leurs volets. Cette nuit-là, Cloquet rentra très tard chez lui, les habits déchirés et la mâchoire en sang. Et comme Marie, tremblante, questionnait le père:
– Ne t'émoye pas, dit-il: les autres ont plus de mal que moi.
Depuis lors, il eut, dans la forêt, d'implacables ennemis. Ceux qui l'aimaient le défendirent mal, quand un des meneurs, Supiat, proposa de lui enlever la présidence du syndicat des bûcherons. A la place de Gilbert, le fondateur du syndicat, le porte-parole des ouvriers des bois et des champs de la Nièvre à la réunion de Nevers, on élut son voisin, son vis-à-vis, Ravoux, un chef moins beau, plus jeune et plus fermé, qui dominait les meneurs parce qu'il ne parlait presque pas, et que ses yeux ne décoléraient point. Gilbert continua d'assister aux réunions dans les cabarets de Fonteneilles ou des villages voisins; on l'écoutait, mais on votait contre lui. Les jeunes disaient: «Tu peux remiser, Gilbert; maintenant que la machine est lancée, ne tire pas en arrière.» Beaucoup l'estimaient et n'osaient plus le suivre. Et lui, qui avait le cœur tout simple et fraternel, il souffrait moins d'être relégué au second rang que de ne pouvoir approuver des projets, des mots ou des actes qui offensaient son idée de justice. «Une si belle cause, disait-il, notre pain, notre défense, et ils ne l'aiment pas comme moi! Pas autant!»
Les