Le Blé qui lève. Rene Bazin

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Le Blé qui lève - Rene  Bazin

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ni de manières. Ses pratiques la trouvaient brusque, capricieuse, tantôt «avantageuse à l'ouvrage», tantôt molle et si revêche d'humeur qu'on ne pouvait obtenir d'elle une réponse.

      Le père la jugeait de même. Il avait peur d'elle et pour elle. Il songeait au loin, en fauchant le blé, en mordant, au coin d'une haie, le pain apporté de chez lui: «Que fait-elle? Je ne sais d'elle que ce qu'elle veut bien m'apprendre. A son âge, les filles ont des secrets. Quelle pitié, quand les mères ne sont plus!» Mais elle était si tendre avec lui quand il essayait de la gronder! Attentive et inquiète d'abord, elle s'apercevait vite qu'elle n'aurait pas de peine à se défendre contre des commérages sans précision. Elle disait: «Les filles d'ici sont jalouses de moi; comme les gars autrefois étaient jaloux de vous.» Ces soirs-là, elle soignait la soupe, elle tirait de la huche un morceau de lard ou une boîte de sardines conservées, régal des habitants de Fonteneilles. Puis, après le souper, elle s'asseyait près du père, devant le feu, ou derrière la maison où il y avait un verger pas plus long qu'une meule de foin, avec trois pommiers, des groseilliers, un romarin bien vieux, des ruches d'abeilles, et la forêt levée tout autour. Marie caressait le père et se faisait petite à côté de lui très grand. Ils s'asseyaient sur un madrier, qui pourrissait depuis vingt ans le long du mur. C'était rude parfois, de dérider le père. Marie presque toujours y réussissait. «Pourquoi as-tu perdu la pratique des deux sœurs de Durgé? Il paraît que tu as refusé de coudre des sacs, parce que c'était trop dur? Pourquoi m'as-tu laissé tout seul dimanche, jusqu'à cinq heures? Est-ce vrai que tu te laisses faire la cour par ce Lureux, qui n'est pas un travailleur, Marie, pas un homme bien rangé, non plus?» Elle riait si bien que les voisins enviaient la demi-heure de joie que passait Gilbert Cloquet. Lui, il ne croyait pas tout à fait ce qu'elle disait; il se laissait tromper juste assez pour cesser de se plaindre et de parler du passé. «Allons! Marie, il faut me faire honneur, il faut marcher droit, sagement, c'est ce que t'a dit bien des fois l'institutrice, n'est-ce pas? Elle avait raison… Et puis tu me ferais tant de peine si je te voyais mal famée dans la région!» Il avait le sentiment que ses conseils étaient sans force. Il haussait les épaules et demandait: «Apporte-moi ma pipe. Elle m'écoute toujours quand je parle.» La petite fumée bleue montait. Marie se levait pour aller fermer à clef la cabane des poules. Et les étoiles passaient au-dessus d'une maison rétablie dans le silence, mais non point dans la paix.

      Un soir, au temps de la récolte des pommes de terre, en septembre 1898, il avait soupé avec le patron de la ferme qui est sur le coteau, en face de la grande digue des étangs; puis, las de la journée, il s'était couché dans un lit depuis longtemps inoccupé, et dont le bois pourrissait au milieu des piles de sacs, des pommes de terre amoncelées, des liens de paille, des vieux harnais qui couvraient presque tout le pavage de la décharge. L'odeur de la terre, son odeur de levain qui s'élève des guérets ouverts, sortait des mottes attachées aux racines et aux lames des outils, et se mêlait à celle des vieux cuirs cirés et moisis. Gilbert Cloquet songeait, sans doute à cause de cela, aux labours qu'il devait faire, prochainement, dans une vallée où la charrue ne rencontrait pas de pierre, et où le froment levait volontiers. Il avait toujours l'esprit préoccupé du travail ou du chômage prochain. Quelqu'un frappa à la porte et entra.

      – Ce n'est pas une heure pour déranger le monde, dit rudement Gilbert. Qu'est-ce qu'on me veut?

      Il s'assit sur son lit, sa chemise ouverte sur sa poitrine velue.

      – Faites excuse, dit un jeune homme qui entra lestement et resta debout au pied du lit; je me suis dépêché, mais je n'ai pas pu arriver plus tôt: je viens de par delà Saint-Révérien, et je vais aller coucher ce soir à la Vaucreuse, où je suis embauché.

      – C'est un pays qui m'est ami, dit Cloquet, mais ça ne m'explique pas, Lureux, pourquoi tu viens?

      – Vous ne devez pas rentrer de la semaine au Pas-du-Loup, monsieur Cloquet, et votre fille Marie m'a bien recommandé de vous parler au passage.

      – Ma fille?

      – Oui, dit le gars dans l'ombre, nous nous sommes entendus: elle veut bien de moi, et moi, j'ai mon idée devers elle.

      Gilbert ne répondit rien pendant plusieurs minutes. Beaucoup de choses qu'il avait entendu dire contre ce garçon lui revenaient en mémoire. Il eut envie de se lever, en chemise, de le chasser, de lui crier: «Va-t'en, et cherche ailleurs que chez moi!»

      Mais l'image de Marie se dressa aussitôt devant lui, de Marie mécontente, froissée, à jamais divisée d'avec lui; il eut peur de la dernière solitude, puis, reportant les yeux sur cet homme attentif, penché un peu, et dont les yeux luisaient d'inquiétude jeune, dans l'ombre de la décharge, il sentit de la compassion pour celui qui, comme lui, gagnait difficilement le pain, au bois, aux prés, au froment, pareil aux oiseaux et, comme eux, changeant de grenier avec les saisons.

      – Je ne t'aurais pas choisi, Lureux, parce qu'on te dit dépensier.

      – Monsieur Cloquet, je ne bois pas…

      – Tu ne bois pas, peut-être, mais tu as le goût de la dépense; tu payes à boire aux autres, et tu joues; il faudra te ranger. Écoute: si, comme tu le dis, Marie est consentante, je le saurai, je ne la contrarierai point. Tu lui feras dire par quelqu'un de tes parents que, pas plus tard que jeudi, après les pommes de terre finies, j'irai causer avec elle.

      Quelquefois, il avait rêvé que le gendre futur, l'homme de qui renaîtrait sa race, se jetterait à son cou et le serrerait dans ses bras: et, en ce moment, il eut au cœur la morsure nette de la déception. Non, cela ne se pouvait: plus tard, peut-être, l'amitié viendrait. Il tendit la main à l'homme, qui avait fait le tour du lit et qui s'était approché.

      – A présent, mon garçon, dit-il, ne va pas trop vite en amitié avec Marie, et n'entre pas chez moi avant que je n'y sois rentré… parce que, tu me connais, ce n'est pas un mariage qu'il y aurait, c'est un coup de fusil au coin d'un chemin.

      Un rire contenu lui répondit.

      – Je ferais comme je dis, Lureux!

      – Que pensez-vous là, monsieur Cloquet?.. Allons, merci, j'ai de la route à faire dans la nuit; oui, j'en ai… il faut que je parte.

      – Tu promets de ne pas t'arrêter au Pas-du-Loup?

      – Oui.

      La porte se referma, et Gilbert ne dormit pas, car il avait pris trop dur sur lui-même, pour ne pas faire pleurer Marie: et ce fut lui qui pleura.

      Il songea qu'il avait toujours été seul, que personne dans le monde, sauf la vieille mère et un peu Adèle, qui étaient mortes toutes les deux, n'avait aimé le pauvre remueur de terre et faucilleur de blé qu'il était. Il pensa: «Pour quoi vais-je vivre maintenant? pour qui? pour moi tout seul? oh! que ça n'est guère!» Le monde, pour lui, finissait là, depuis que les compagnons rejetaient Gilbert Cloquet.

      Dans cette même nuit, le cœur battant d'orgueil, de vie et d'amour, Étienne Lureux prenait la traverse, descendait la colline, passait sur la levée, entre les étangs clairs sous la lune, et entrait dans la forêt, pour arriver plus vite au Pas-du-Loup. Il galopait sur le sol bourré d'herbes; il riait; il regardait, au-dessus des taillis, les nuages passer sur la lune et s'emplir de lumière. Puis, dans la grande solitude, s'arrêtant pour souffler, deux fois il cria: «Vive Marie Cloquet! Vive la plus belle fille de Fonteneilles, de Corbigny, de Saint-Saulge et de toute la terre!»

      Enfin, les pieds blancs de poussière et de boue, il arriva au hameau. Les cinq maisons, enveloppées par les bois, aux bords du chemin forestier, dormaient. Il s'approcha d'une fenêtre et dit tout bas: «Marie?» Il ne voulait pas que, de la maison en face, Ravoux pût le surprendre. Son visage devint tout pâle, et sa pensée

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