Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1. Bastiat Frédéric

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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1 - Bastiat Frédéric

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du testament, il me témoignait encore la crainte de n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère! C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»

      Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc sur laquelle il traça ces lettres: Frede… Nous vîmes qu'il pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.

      Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce vœu, et, d'après ce que j'avais ouï dire de Mlle sa tante, j'ajoutai que de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu désirait qu'elle fît.

      À 2 h. ½, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit entendre ces mots: «tous deux.» C'était à nous deux qu'il voulait s'adresser.

      Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot. C'était l'adjectif philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement: LA VÉRITÉ; puis s'arrêta, redit le même mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée. Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors, sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit immédiatement et me répéta le jour suivant: «Je suis heureux de ce que mon esprit m'appartient.» L'abbé ayant changé de position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci: «Je ne puis pas m'expliquer.» Ce furent les derniers mots qui sortirent de sa bouche.

      À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir…

      Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la volonté fussent encore là quand la vie se retirait.

      Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de souffrance.

      Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers sa mémoire.

      Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:

      Il vécut par le cœur et la pensée,

      Il vit dans nos souvenirs,

      Il vivra dans la postérité.

       CORRESPONDANCE 6

      LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES

Bayonne, 12 septembre 1819.

      .......

      Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir nous ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle notre penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat qu'à celui de négociant.

      Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, je m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que six mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces dispositions, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la politique.

      Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai su que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur lesquelles il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'économie politique, ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante.

      Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude. Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?

      Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai la fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au commerce, je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un travail inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.

      … Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les affaires.

Bayonne, 5 mars 1820.

      … J'avais lu le Traité d'économie politique de J. B. Say, excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe que les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur l'utilité.

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<p>6</p>

Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici, beaucoup – surtout des premières – n'ont qu'un intérêt autobiographique. D'autres se rattachent aux questions économiques et à l'histoire du mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l'accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute l'importance d'une collection de documents historiques. (Note de l'éditeur.)