Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1. Bastiat Frédéric
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Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches à la vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de loin. J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec passion, j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau. L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il saisit avec trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l'absorbe le tue.
J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis, une famille, des intérêts; des intérêts, oui, mon ami, ne ris pas de ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste:
Le château de Plainville est le plus beau du monde.
Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce sentiment qui approche de l'égoïsme.
Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors qu'on jouit de tout, c'est là le vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une femme… je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n'être pas romanesque.
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Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée le Paria. Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur l'ouvrage, car l'intérêt est la plus grande de toutes les beautés. J'ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux personnes. – Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai plutôt parcouru que lu le Paria. La versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux. – Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur est sans espérance.
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À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer tout vif? – Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous donner? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une épopée? ou bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, je traite du régime prohibitif. Vois si cela te tente, et je t'enverrai mes œuvres complètes, bien entendu lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression. – Je voulais t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire… (Cet écrit ne fut pas imprimé —Note de l'édit.)
..... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et non celles du public, le public ne sera que le grand côlon des gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés; et nous donnons notre procuration à des gens qui sont parties prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient imbus d'idées pacifiques7! C'est une contradiction choquante. – Mais, dira-t-on, on demande aux députés du dévouement, du renoncement à soi-même, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous. Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est une erreur grave et antisociale8. Et, pour descendre des généralités à l'application, que les contribuables se fissent représenter par des hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun ne sentait pas qu'il est de son intérêt de payer une force chargée de la répression des malfaiteurs.
Je t'embrasse tendrement.
.....Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas ses hommes d'affaires.
Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense fortune. C'est plus qu'il n'en faut. – Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive joie,
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V. au présent volume, la lettre à M. Larnac; – au t. IV, les pp. 198 à 203; – et au t. V, les pp. 518 à 561. (
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On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard,