Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1. Bastiat Frédéric
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Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais craindre les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas ce danger, à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français, ce qui ne serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les nouvelles reçues aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti d'une résignation sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle me paraît toute décontenancée; elle met son honneur à prouver sa modération, et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en forme pour démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire que le remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux yeux, ils vont cesser de poursuivre leur but et nous demander pardon. Cela me rappelle ce mot: Il m'a souffleté, mais je lui ai bien dit son fait.
Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower neveux et compagnie.
Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France, j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a décidé à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, on a trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à rester encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me retenir au delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me guérir, ce qui eût été plus difficile en mer ou à Londres.
J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui nous brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est plus le bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le plus, c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, je crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces biens ni des derniers.
Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser l'époque où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une rame de lettres.
Adieu, l'heure du courrier va sonner.
Mon cher Félix, je m'occupais d'un plan d'association pour la défense des intérêts vinicoles. Mais, selon mon habitude, j'hésitais à en faire part à quelques amis, parce que je ne voyais guère de milieu entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est venu présenter aux chambres le budget des dépenses et recettes pour 1842. Ainsi que tu l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, pour combler le déficit qu'a occasionné notre politique, que de frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Cela m'a donné de l'audace, et j'ai couru chez plusieurs députés pour leur communiquer mon projet. Ils ne peuvent pas s'en mêler directement, parce que ce serait aliéner d'avance l'indépendance de leur vote. C'est une raison pour les uns, un prétexte pour les autres; mais ce n'est pas un motif pour que les propriétaires de vignes se croisent les bras, en présence du danger qui les menace.
Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle levée de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs antérieurs, c'est de s'organiser. L'organisation pour un but utile est un moyen assuré de succès. Il faut que chaque département vinicole ait un comité central, et chaque comité un délégué.
Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à cette organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis. Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans, Angoulême, Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association. Peut-être devrai-je me borner à notre département; en tout cas, comme le temps presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, Labeyrie, Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y préparer les esprits à la résistance légale, mais forte et organisée. (V. ci-après: Le fisc et la vigne.—Note de l'édit.)
Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la puissance de l'association! Fais passer tes convictions dans tous les esprits. J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de concert.
Adieu, ton dévoué.
Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien des incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai conçu; mais seul, abandonné à moi-même, les difficultés de l'exécution m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près infaillible; mais il exige une force morale que ta présence me donnerait, et des ressources matérielles que je ne sais pas prendre sur moi de demander. J'ai tâté le pouls à plusieurs députés, et je les ai trouvés froids. Ils ont presque tous des ménagements à garder; tu sais que nos hommes du Midi sont presque tous quêteurs de places. – Quant à l'opposition, il serait dangereux de lui donner la haute main dans l'association, elle s'en ferait un instrument, ce qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien pesé, il faut renoncer à fonder l'association par le haut, ce qui eût été plus prompt et plus facile. C'est la base qu'il faut fonder. – Si elle se constitue fortement, elle entraînera tout. Que les vignerons ne se fassent pas illusion, s'ils demeurent dans l'inertie, ils seront ici faiblement défendus. Je tâcherai de partir d'ici dimanche prochain; j'aurai dans une poche le projet des statuts de l'association, dans l'autre le prospectus d'un petit journal destiné à être d'abord le propagateur et plus tard l'organe de l'association. Avec cela je m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans Orléans, la Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de mes observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il y a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une avance de six à huit mille francs me fait reculer, et j'en ai vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus.
Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon impartialité et ma philosophie pour ne pas tomber dans le découragement, à la vue de toutes les misères dont je suis témoin. Pauvre France! – Je vois tous les jours des députés qui, dans le tête-à-tête, sont opposés aux fortifications de Paris et qui cependant vont les appuyer à la chambre, l'un pour soutenir Guizot, l'autre pour ne pas abandonner Thiers, un troisième de peur qu'on ne le traite de Russe ou d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode les entraîne, et beaucoup cèdent à des motifs plus honteux encore. Le maréchal Soult lui-même est personnellement opposé à cette mesure, et tout ce qu'il ose faire, c'est de proposer une exécution lente, dans l'espoir qu'un revirement d'opinion lui viendra en aide, quand il n'y aura encore qu'une centaine de millions engloutis. C'est bien pis dans les questions extérieures. Il semble qu'un bandeau couvre tous les yeux, et on court risque d'être maltraité si l'on énonce seulement un fait qui contrarie le préjugé dominant.
Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les sujets ne nous manqueront pas.
Adieu, ton ami.
Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé