La Comédie humaine - Volume VII. Honore de Balzac
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— Cette bonne demoiselle Cormon! répondit le justicier du pays. Mariette, les avez-vous mouillés avec du jus au lieu de bouillon? c'est plus onctueux!
Le Président ne dédaignait point d'entrer dans la chambre du conseil où Mariette rendait ses arrêts, il y jetait le coup d'œil du gastronome et l'avis du maître.
— Bonjour, madame, disait Josette à madame Granson qui courtisait la femme de chambre, mademoiselle a bien pensé à vous, vous aurez un plat de poisson.
Quant au chevalier de Valois, il disait à Mariette, avec le ton léger d'un grand seigneur qui se familiarise: — Eh! bien, cher cordon bleu, à qui je donnerais la croix de la légion-d'honneur, y a-t-il quelque fin morceau pour lequel il faille se réserver?
— Oui, oui, monsieur de Valois, un lièvre envoyé du Prébaudet, il pesait quatorze livres.
— Bonne fille! disait le chevalier en confirmant Josette. Ah! il pèse quatorze livres!
Du Bousquier n'était pas invité. Mademoiselle Cormon, fidèle au système que vous savez, traitait mal ce quinquagénaire, pour qui elle éprouvait d'inexplicables sentiments attachés aux plus profonds replis de son cœur. Quoiqu'elle l'eût refusé, parfois elle s'en repentait; elle avait tout ensemble comme un pressentiment qu'elle l'épouserait, et une terreur qui l'empêchait de souhaiter ce mariage. Son âme, stimulée par ces idées, se préoccupait de du Bousquier. Sans se l'avouer, elle était influencée par les formes herculéennes du républicain. Quoiqu'ils ne s'expliquassent pas les contradictions de mademoiselle Cormon, madame Granson et le chevalier de Valois avaient surpris de naïfs regards coulés en dessous, dont la signification était assez claire pour que tous deux essayassent de ruiner les espérances déjà déjouées de l'ancien fournisseur, et qu'il avait certes conservées. Deux convives, que leurs fonctions excusaient par avance, se faisaient attendre: l'un était monsieur du Coudrai, le conservateur des hypothèques; l'autre, monsieur Choisnel, ancien intendant de la maison de Gordes, le notaire de la haute aristocratie par laquelle il était reçu avec une distinction que lui méritaient ses vertus, et qui d'ailleurs avait une fortune considérable. Quand ces deux retardataires arrivèrent, Jacquelin leur dit, en les voyant aller au salon: —Ils sont tous au jardin.
Sans doute les estomacs étaient impatients, car, à l'aspect du conservateur des hypothèques, un des hommes les plus aimables de la ville, et qui n'avait que le défaut d'avoir épousé, pour sa fortune, une vieille femme insupportable et de commettre d'énormes calembours dont il riait le premier; il s'éleva le léger brouhaha par lequel s'accueillent les derniers venus en semblable occurrence. En attendant l'annonce officielle du service, la compagnie se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, en regardant les herbes fluviatiles, la mosaïque du lit, et les détails si jolis des maisons accroupies sur l'autre rive, les vieilles galeries de bois, les fenêtres aux appuis en ruines, les étais obliques de quelque chambre en avant sur la rivière, les jardinets où séchaient des guenilles, l'atelier du menuisier, enfin ces misères de petite ville auxquelles le voisinage des eaux, un saule pleureur penché, des fleurs, un rosier communiquent je ne sais quelle grâce, digne des paysagistes. Le chevalier étudiait toutes les figures, car il avait appris que son brûlot s'était très-heureusement attaché aux meilleures coteries de la ville; mais personne ne parlait encore à haute voix de cette grande nouvelle, de Suzanne et de du Bousquier. Les gens de province possèdent au plus haut degré l'art de distiller les cancans: le moment pour s'entretenir de cette étrange aventure n'était pas arrivé, il fallait que chacun se fût recordé. Donc on se disait à l'oreille: — Vous savez?
— Oui.
— Du Bousquier?
— Et la belle Suzanne.
— Mademoiselle Cormon n'en sait rien.
— Non.
— Ah!
C'était le piano du cancan dont le rinforzando allait éclater quand on en serait à déguster la première entrée. Tout-à-coup monsieur de Valois avisa madame Granson qui avait arboré son chapeau vert à bouquets d'oreilles d'ours, et dont la figure pétillait. Était-ce envie de commencer le concert? Quoiqu'une semblable nouvelle fût comme une mine d'or à exploiter dans la vie monotone de ces personnages, l'observateur et défiant chevalier crut reconnaître chez cette bonne femme l'expression d'un sentiment plus étendu: la joie causée par le triomphe d'un intérêt personnel!.. Aussitôt il se retourna pour examiner Athanase, et le surprit dans le silence significatif d'une concentration profonde. Bientôt, un regard jeté par le jeune homme sur le corsage de mademoiselle Cormon, lequel ressemblait assez à deux timbales de régiment, porta dans l'âme du chevalier une lueur subite. Cet éclair lui permit d'entrevoir tout le passé.
— Ah! diantre, se dit-il, à quel coup de caveçon je suis exposé!
Monsieur de Valois se rapprocha de mademoiselle Cormon pour pouvoir lui donner le bras en la conduisant à la salle à manger. La vieille fille avait pour le chevalier une considération respectueuse; car certes son nom et la place qu'il occupait parmi les constellations aristocratiques du Département en faisaient le plus brillant ornement de son salon. Dans son for intérieur, depuis douze ans, mademoiselle Cormon désirait devenir madame de Valois. Ce nom était comme une branche à laquelle s'attachaient les idées qui essaimaient de sa cervelle touchant la noblesse, le rang et les qualités extérieures d'un parti; mais si le chevalier de Valois était l'homme choisi par le cœur, par l'esprit, par l'ambition, cette vieille ruine, quoique peignée comme le saint Jean d'une procession, effrayait mademoiselle Cormon: si elle voyait un gentilhomme en lui, la fille ne voyait pas de mari. L'indifférence affectée par le chevalier en fait de mariage, et surtout la prétendue pureté de ses mœurs dans une maison pleine de grisettes, faisaient un tort énorme à monsieur de Valois, contrairement à ses prévisions. Ce gentilhomme, qui avait vu si juste dans l'affaire de la rente viagère, se trompait en ceci. Sans qu'elle s'en doutât, les pensées de mademoiselle Cormon sur le trop sage chevalier pouvaient se traduire par ce mot: — Quel dommage qu'il ne soit pas un peu libertin! Les observateurs du cœur humain ont remarqué le penchant des dévotes pour les mauvais sujets, en s'étonnant de ce goût qu'ils croient opposé à la vertu chrétienne. D'abord, quelle plus belle destinée donneriez-vous à la femme vertueuse que celle de purifier à la manière du charbon les eaux troubles du vice? Mais comment n'a-t-on pas vu que ces nobles créatures, réduites par la rigidité de leurs principes à ne jamais enfreindre la fidélité conjugale, doivent naturellement désirer un mari de haute expérience pratique! Les mauvais sujets sont des grands hommes en amour. Ainsi, la pauvre fille gémissait de trouver son vase d'élection cassé en deux morceaux. Dieu seul pouvait souder le chevalier de Valois et du Bousquier. Pour bien faire comprendre l'importance du peu de mots que le chevalier et mademoiselle Cormon allaient se dire, il est nécessaire d'exposer deux graves affaires qui s'agitaient dans la ville, et sur lesquelles les opinions étaient divisées. Du Bousquier, d'ailleurs, s'y trouvait mystérieusement mêlé.
L'une concernait le curé d'Alençon, qui jadis avait prêté le serment constitutionnel, et qui vainquait en ce moment les répugnances catholiques en déployant les plus hautes vertus. Ce fut un Cheverus au petit pied, et si bien apprécié, qu'à sa mort la ville entière le pleura. Mademoiselle Cormon et l'abbé de Sponde appartenaient à cette Petite-Église sublime dans son orthodoxie, et qui fut à la cour de Rome ce que les ultras allaient