Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
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Je ne saurais en disconvenir.
Je surprends vos yeux attachés sur mon visage; est-ce que vous me trouvez l'air sinistre?
Non, non.
C'est-à-dire, oui, oui. Eh bien! si je vous fais peur, nous n'avons qu'à nous séparer.
Allons donc, Jacques, vous perdez l'esprit; est-ce que vous n'êtes pas sûr de vous?
Non, monsieur; et qui est-ce qui est sûr de soi?
Tout homme de bien. Est-ce que Jacques, l'honnête Jacques, ne se sent pas là de l'horreur pour le crime?.. Allons, Jacques, finissons cette dispute et reprenez votre récit.
En conséquence de cette calomnie ou médisance du portier, on se crut autorisé à faire mille diableries, mille méchancetés à ce pauvre Père Ange dont la tête parut se déranger. Alors on appela un médecin qu'on corrompit et qui attesta que ce religieux était fou et qu'il avait besoin de respirer l'air natal. S'il n'eût été question que d'éloigner ou d'enfermer le Père Ange, c'eût été une affaire bientôt faite; mais parmi les dévotes dont il était la coqueluche, il y avait de grandes dames à ménager. On leur parlait de leur directeur avec une commisération hypocrite: «Hélas! ce pauvre Père Ange, c'est bien dommage! c'était l'aigle de notre communauté. – Qu'est-ce qui lui est donc arrivé?» À cette question on ne répondait qu'en poussant un profond soupir et en levant les yeux au ciel; si l'on insistait, on baissait la tête et l'on se taisait. À cette singerie l'on ajoutait quelquefois: «Ô Dieu! qu'est-ce de nous!.. Il a encore des moments surprenants… des éclairs de génie… Cela reviendra peut-être, mais il y a peu d'espoir… Quelle perte pour la religion!..» Cependant les mauvais procédés redoublaient; il n'y avait rien qu'on ne tentât pour amener le Père Ange au point où on le disait; et on y aurait réussi si frère Jean ne l'eût pris en pitié. Que vous dirai-je de plus? Un soir que nous étions tous endormis, nous entendîmes frapper à notre porte: nous nous levons; nous ouvrons au Père Ange et à mon frère déguisés. Ils passèrent le jour suivant dans la maison; le lendemain, dès l'aube du jour, ils décampèrent. Ils s'en allaient les mains bien garnies; car Jean, en m'embrassant, me dit: «J'ai marié tes sœurs; si j'étais resté dans le couvent, deux ans de plus, ce que j'y étais, tu serais un des gros fermiers du canton: mais tout a changé, et voilà ce que je puis faire pour toi. Adieu, Jacques, si nous avons du bonheur, le Père et moi, tu t'en ressentiras…» puis il me lâcha dans la main les cinq louis dont je vous ai parlé, avec cinq autres pour la dernière des filles du village, qu'il avait mariée et qui venait d'accoucher d'un gros garçon qui ressemblait à frère Jean comme deux gouttes d'eau.
Et qu'allaient-ils faire à Lisbonne?
Chercher un tremblement de terre, qui ne pouvait se faire sans eux; être écrasés, engloutis, brûlés; comme il était écrit là-haut.
Ah! les moines! les moines!
Le meilleur ne vaut pas grand argent.
Je le sais mieux que toi.
Est-ce que vous avez passé par leurs mains?
Une autre fois je te dirai cela.
Mais pourquoi est-ce qu'ils sont si méchants?
Je crois que c'est parce qu'ils sont moines… Et puis revenons à tes amours.
Non, monsieur, n'y revenons pas.
Est-ce que tu ne veux plus que je les sache?
Je le veux toujours; mais le destin, lui, ne le veut pas. Est-ce que vous ne voyez pas qu'aussitôt que j'en ouvre la bouche, le diable s'en mêle, et qu'il survient toujours quelque incident qui me coupe la parole? Je ne les finirai pas, vous dis-je, cela est écrit là-haut.
Essaye, mon ami.
Mais si vous commenciez l'histoire des vôtres, peut-être que cela romprait le sortilége et qu'ensuite les miennes en iraient mieux. J'ai dans la tête que cela tient à cela; tenez, monsieur, il me semble quelquefois que le destin me parle.
Et tu te trouves toujours bien de l'écouter?
Mais, oui, témoin le jour qu'il me dit que votre montre était sur le dos du porteballe…
Le maître se mit à bâiller; en bâillant il frappait de la main sur sa tabatière, et en frappant sur sa tabatière, il regardait au loin, et en regardant au loin, il dit à Jacques: Ne vois-tu pas quelque chose sur ta gauche?
Oui, et je gage que c'est quelque chose qui ne voudra pas que je continue mon histoire, ni que vous commenciez la vôtre…
Jacques avait raison. Comme la chose qu'ils voyaient venait à eux et qu'ils allaient à elle, ces deux marches en sens contraire abrégèrent la distance; et bientôt ils aperçurent un char drapé de noir, traîné par quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui leur enveloppaient la tête et qui descendaient jusqu'à leurs pieds; derrière, deux domestiques en noir; à la suite deux autres vêtus de noir, chacun sur un cheval noir, caparaçonné de noir; sur le siége du char un cocher noir, le chapeau rabattu et entouré d'un long crêpe qui pendait le long de son épaule gauche; ce cocher avait la tête penchée, laissait flotter ses guides et conduisait moins ses chevaux qu'ils ne le conduisaient. Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. À l'instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu'il n'en descend, s'arrache les cheveux, se roule à terre en criant: «Mon capitaine! mon pauvre capitaine! c'est lui, je n'en saurais douter, voilà ses armes…» Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant, et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d'où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé, par la mort d'un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l'avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d'éloges, de regrets et de larmes qu'il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence.
Mais, pour Dieu, l'auteur, me dites-vous, où allaient-ils?.. Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu'on sait où l'on va?