Acté. Dumas Alexandre
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C'était, comme nous l'avons dit, les aventures de Médée, la femme à la ravissante beauté, la magicienne aux terribles enchantements. En maître habile dans l'art scénique, l'empereur Claudius César Néron avait pris la fable au moment où Jason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux rives de la Colchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès, cueillant des fleurs sur la rive. À ce premier chant, Acté tressaillit: c'est ainsi qu'elle avait vu arriver Lucius; elle aussi cueillait des fleurs lorsque la birème aux flancs d'or toucha la plage de Corinthe, et elle reconnut dans les demandes de Jason, et dans les réponses de Médée, les propres paroles échangées entre elle et le jeune Romain.
En ce moment, et comme si pour de si doux sentiments il fallait une harmonie particulière, Sporus, profitant d'une interruption faite par le chœur, s'avança, tenant une lyre montée sur le mode ionien, c'est-à-dire à onze cordes: cet instrument était pareil à celui dont Thimotée fit retentir les sons aux oreilles des Lacédémoniens, et que les éphores jugèrent si dangereusement efféminé, qu'ils déclarèrent que le chanteur avait blessé la majesté de l'ancienne musique, et tenté de corrompre les jeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens avaient rendu ce décret vers le temps de la bataille d'Aegos-Potamos, qui les rendit maîtres d'Athènes.
Or, quatre siècles s'étaient écoulés depuis cette époque; Sparte était au niveau de l'herbe, Athènes était l'esclave de Rome, la Grèce était réduite au rang de province; la prédiction d'Euripide s'était accomplie, et, au lieu de faire retrancher par l'exécuteur des décrets publics quatre cordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec un enthousiasme qui tenait de la fureur! Quand à Acté, elle écoutait sans voix et sans haleine; car il lui semblait que c'était sa propre histoire que son amant avait commencé de raconter.
En effet, comme Jason, Lucius venait enlever un prix merveilleux, et déjà deux tentatives couronnées de succès avaient annoncé que, comme Jason, il serait vainqueur; mais, pour célébrer la victoire, il fallait une autre lyre que celle sur laquelle il avait chanté l'amour. Aussi du moment où, après avoir rencontré Médée au temple d'Hécate, il a obtenu de sa belle maîtresse l'aide de son art magique, et les trois talismans qui doivent l'aider à surmonter les obstacles terribles qui s'opposent à la conquête de la toison, c'est sur une lyre lydienne, lyre aux tons tantôt graves et tantôt perçants, qu'il entreprend sa conquête: c'est alors qu'Acté frémit de tout son corps: car elle ne peut dans son esprit séparer Jason de Lucius: elle suit le héros, frotté des sucs magiques qui le rendent invulnérable, dans la première enceinte où se présentent à lui deux taureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux cornes d'airain, et à la bouche qui vomit le feu; mais à peine Jason les a-t-il touchés du fouet enchanté, qu'ils se laissent tranquillement attacher à une charrue de diamant, et que l'héroïque laboureur défriche les quatre arpents consacrés à Mars. De là, il passe dans la seconde enceinte, et Acté l'y suit: à peine y est-il, qu'un serpent gigantesque dresse sa tête au milieu d'un bois d'oliviers et de lauriers-roses qui lui sert de retraite, et s'avance en sifflant contre le héros. Alors une lutte terrible commence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise ses dents en vaines morsures, il s'épuise inutilement à le presser dans ses replis, tandis qu'au contraire chaque coup de l'épée de Jason lui fait de profondes blessures: bientôt c'est le monstre qui recule, et Jason qui attaque: c'est le reptile qui fuit, et l'homme qui le presse; il entre dans une caverne étroite et obscure: Jason, rampant comme lui, y entre derrière lui, puis ressort bientôt tenant à la main la tête de son adversaire; alors il revient au champ qu'il a labouré, et, dans les profondes rides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre, il sème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgit vivante et belliqueuse une race d'hommes armés qui se précipitent sur lui. Mais Jason n'a qu'à jeter au milieu d'eux le caillou que lui a donné Médée, pour que ces hommes tournent leurs armes les uns contre les autres et, occupés de s'entretuer le laissent pénétrer jusqu'à la troisième enceinte, au milieu de laquelle s'élève l'arbre au tronc d'argent, au feuillage d'émeraude, et aux fruits de rubis, aux branches duquel pend la toison d'or, dépouille du bélier Phryxus. Mais un dernier ennemi reste plus terrible et plus difficile à vaincre qu'aucun de ceux qu'a déjà combattus Jason: c'est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées, couvert d'écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérable que celui qui l'attaque: aussi avec ce dernier antagoniste les armes sont-elles différentes; c'est une coupe d'or pleine de lait que Jason pose à terre, et où le monstre vient boire un breuvage soporifique qui amène un sommeil profond, pendant lequel l'aventureux fils d'Éson enlève la toison d'or. Alors Lucius reprend la lyre ionienne, car Médée attend le vainqueur, et il faut que Jason trouve des paroles d'amour assez puissantes pour déterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à le suivre sur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfin l'amour l'emporte: Médée, tremblante et demi-nue, quitte son vieux père pendant son sommeil; mais, arrivée aux portes du palais, une dernière fois elle veut revoir encore celui qui lui a donné le jour: elle retourne, le pied timide, la respiration suspendue, elle entre dans la chambre du vieillard, s'approche du lit, se penche sur son front, pose un baiser d'adieu éternel sur ses cheveux blancs, jette un cri sanglotant que le vieillard prend pour la voix d'un songe, et revient se jeter dans les bras de son amant, qui l'attend au port et qui l'emporte évanouie dans ce vaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même sur les chantiers d'Iolchos, et sous la quille duquel les flots se courbent obéissants; si bien qu'en revenant à elle, Médée voit les rives paternelles décroître à l'horizon, et quitte l'Asie pour l'Europe, le père pour l'époux, le passé pour l'avenir.
Cette seconde partie du poème avait été chantée avec tant de passion et d'entraînement par Lucius, que toutes les femmes écoutaient avec une émotion puissante: Acté surtout, comme Médée, prise du frisson ardent de l'amour, l'œil fixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine, croyait écouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art magique lui représentait le passé et l'avenir. Aussi au moment où Médée pose ses lèvres sur les cheveux blancs d'Aetès et laisse échapper de son cœur brisé le dernier sanglot de l'amour filial à l'agonie, Acté se serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elle appuya sa tête sur l'épaule du vieillard. Quand à Lucius, son triomphe était complet: à la première interruption du poème, il avait été applaudi avec fureur; cette fois c'étaient des cris et des trépignements, et lui seul put faire taire, en reprenant la troisième partie de son drame, les clameurs d'enthousiasme que lui-même avait excitées.
Cette fois encore il changea de lyre, car ce n'était plus l'amour virginal ou voluptueux qu'il avait à peindre; ce n'était plus le triomphe de l'amant et du guerrier, c'étaient l'ingratitude de l'homme, les transports jaloux de la femme: c'était l'amour furieux, délirant, frénétique; l'amour vengeur et homicide, et alors le mode dorien seul pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes ses fureurs.
Médée vogue sur le vaisseau magique, elle aborde en Phéacie, touche à Iolchos pour payer une dette filiale au père de Jason, en le rajeunissant; puis elle aborde à Corinthe, où son amant l'abandonne pour épouser Creuse, fille du roi d'Épire. C'est alors que la femme jalouse remplace la maîtresse dévouée. Elle enduit une robe d'un poison dévorant, et l'envoie à la fiancée qui s'en enveloppe sans défiance; puis, pendant qu'elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jason infidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserve aucun souvenir de l'amante, elle égorge elle-même ses deux fils et disparaît sur un char traîné par des dragons volants.
À cet endroit du poème, qui flattait l'orgueil des Corinthiens en rejetant, comme l'avait déjà fait Euripide, l'assassinat des enfants sur leur mère, les applaudissements et les bravos firent place à des cris et à des trépignements, au milieu desquels éclatait la voix bruyante des castagnettes, instruments destinés à exprimer au théâtre le dernier degré d'enthousiasme. Alors ce ne fut plus seulement la couronne d'olivier préparée par le proconsul qui fut décernée au chanteur merveilleux, ce fut une pluie de fleurs et de