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aveugles qui vont dans la nuit.

      Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne, un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres. C'etait la Mary, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse enorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.

      Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.

      La Mary, lancee a toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'eventra.

      Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.

      Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'equipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.

      La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, ralait.

      Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage manquaient.

      Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:

      – Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord, les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a sauver.

      On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.

      On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir, c'est affreux.

      Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les tenebres:

      – Mecanicien Locks?

      – Capitaine?

      – Comment est le fourneau?

      – Noye.

      – Le feu?

      – Eteint.

      – La machine?

      – Morte.

      Le capitaine cria:

      – Lieutenant Ockleford?

      Le lieutenant repondit:

      – Present.

      Le capitaine reprit:

      – Combien avons-nous de minutes?

      – Vingt.

      – Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque a son tour.

      Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?

      – Oui, capitaine.

      – Brulez la cervelle a tout homme qui voudrait passer avant une femme.

      Tous se turent. Personne ne resista; cette foule sentant au-dessus d'elle cette grande ame.

      La Mary, de son cote, avait mis ses embarcations a la mer, et venait au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.

      Le sauvetage s'opera avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes egoismes; il y eut aussi de pathetiques devouements [note: Voir aux Notes.].

      Harvey, impassible a son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres a la catastrophe. On eut dit que le naufrage lui obeissait.

      A un certain moment il cria:

      – Sauvez Clement.

      Clement, c'etait le mousse. Un enfant.

      Le navire decroissait lentement dans l'eau profonde.

      On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary.

      – Faites vite, criait le capitaine.

      A la vingtieme minute le steamer sombra.

      L'avant plongea d'abord, puis l'arriere.

      Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l'abime. On vit, a travers la brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.

      Ainsi finit le capitaine Harvey.

      Qu'il recoive ici l'adieu du proscrit.

      Pas un marin de la Manche ne l'egalait. Apres s'etre impose toute sa vie le devoir d'etre un homme, il usa en mourant du droit d'etre un heros.

      X

      Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colere de l'honnete homme ne va pas au dela du necessaire. Le proscrit execre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S'il la connait, il ne l'attaque que dans la proportion du devoir.

      Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure ecrivain et a une litterature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoleon III eut ete un academicien convenable; l'academie sous l'empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaisse son niveau pour que l'empereur put en etre; l'empereur eut pu se croire la parmi ses pairs litteraires, et sa majeste n'eut aucunement depare celle des quarante.

      A l'epoque ou l'on annoncait la candidature de l'empereur a un fauteuil vacant, un academicien de notre connaissance, voulant rendre a la fois justice a l'historien de Cesar et a l'homme de Decembre, avait d'avance redige ainsi son bulletin de vote: Je vote pour l'admission de M. Louis Bonaparte a l'academie et au bagne.

      On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.

      Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. La son inflexibilite commence. La il cesse d'etre ce que dans le jargon politique on nomme "un homme pratique". De la ses resignations a tout, aux violences, aux injures, a la ruine, a l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a dans la bouche la verite qui, au besoin, parlerait malgre lui.

      Parler par elle et pour elle, c'est la son fier bonheur.

      Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'ideal, les hommes d'etat l'appellent le chimerique.

      Les hommes d'etat ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.

      A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont "chimeriques".

      En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la verite, ils ont contre eux la realite.

      Examinons.

      Le proscrit est un homme chimerique. Soit. C'est un voyant aveugle; voyant du cote de l'absolu, aveugle du cote du relatif. Il fait de

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