Horace. Жорж Санд
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– Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n'avais plus le droit d'être si difficile. J'avais changé de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d'éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-même j'ai trouvé tel à mesure que j'ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j'avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement à l'excès les instincts despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation que n'auraient pas eue des femmes mieux élevées. J'étais en quelque sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours l'indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J'étais une âme brisée; je ne sentais plus en moi l'énergie nécessaire à un effort quelconque, et sans l'amitié, les conseils et l'aide d'Arsène, je ne l'aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d'amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu'effroi et tristesse. Il me fallait plus qu'un amant, il me fallait un ami: je l'ai trouvé, et maintenant je m'étonne d'avoir si longtemps souffert sans espoir.
– Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je; car vous ne trouverez autour de vous que tendresse, dévouement et déférence.
– Oh! de votre part et de celle d'Eugénie, s'écria-t-elle en se jetant au cou de ma compagne, j'y compte; et quant à l'amitié de celui-ci, ajouta-t-elle en prenant la tête d'Arsène entre ses deux mains, elle me fera tout supporter.»
Arsène rougit et pâlit tour à tour.
«Mes soeurs vous respecteront, s'écria-t-il d'une voix émue, ou bien…
– Point de menaces, répondit-elle, oh! jamais de menaces à cause de moi. Je les désarmerai, n'en doutez pas; et si j'échoue, je subirai leur petite morgue. C'est si peu de chose pour moi! cela me paraît un jeu d'enfant.
Sois sans inquiétude, cher Arsène. Tu as voulu me sauver, tu m'as sauvée en effet, et je te bénirai tous les jours de ma vie.»
Transporté d'amour et de joie, Arsène retourna au café Poisson, et Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit auprès des deux soeurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit léger de ses pas.
X
Les soeurs d'Arsène se radoucirent en effet. Après quelques jours de fatigue, d'étonnement et d'incertitude, elles parurent prendre leur parti et s'associer, sans arrière-pensée, à la compagne qui leur était imposée. Il est vrai que Marthe leur témoigna une obligeance qui allait presque jusqu'à la soumission. Les bonnes manières qu'elle avait su prendre, jointes à sa douceur naturelle et à une sensibilité toujours éveillée et jamais trop expansive, rendaient son commerce le plus aimable que j'aie, jamais rencontré dans une femme. Il n'avait fallu que deux ou trois jours pour inspirer à Eugénie et à moi une amitié véritable pour elle. Sa politesse imposait à l'altière Louison; et lorsque celle-ci éprouvait le besoin de lui chercher noise, sa voix douce, ses paroles choisies, ses intentions prévenantes calmaient ou tout au moins mataient l'humeur querelleuse de la villageoise.
De notre côté, nous faisions notre possible pour réconcilier Louise et Suzanne avec ce Paris dont le premier aspect les avait tant irritées. Elles s'étaient imaginé, au fond de leur village, que Paris était un Eldorado où, relativement, la misère était ce que l'on considère comme richesse en province. Jusqu'à un certain point leur rêve était bien réalisé, car lorsqu'elles allaient en fiacre (je leur donnai deux ou trois fois ce plaisir luxueux), elles se regardaient l'une l'autre d'un air ébahi, en disant: «Nous ne nous gênons pas ici! nous roulons carrosse.» Et puis, la vue des moindres boutiques leur causait des éblouissements d'admiration. Le Luxembourg leur paraissait un lieu enchanté. Mais si la vue des objets nouveaux vint à bout de les distraire pendant quelques jours, elles n'en firent pas moins de tristes retours sur leur condition nouvelle, lorsqu'elles se retrouvèrent dans cette petite chambre au cinquième où leur vie devait se renfermer. Quelle différence, en effet, avec leur existence provinciale! Plus d'air, plus de liberté, plus de causerie sur la porte avec les voisines; plus d'intimité avec tous les habitants de la rue; plus de promenade sur un petit rempart planté de marronniers, avec toutes les jeunes filles de l'endroit, après les journées de travail; plus de danses champêtres le dimanche! Aussitôt qu'elles furent installées au travail, elles virent bien qu'à Paris les jours étaient trop courts pour la quantité des occupations nécessaires, et que, si l'on gagnait le double de ce qu'on gagne en province, il fallait aussi dépenser le double et travailler le triple. Chacune de ces découvertes était pour elles une surprise fâcheuse. Elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fût exposée à tant de dangers, et qu'il ne fallût pas sortir seules le soir, ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter. «Ah! mon Dieu! s'écriait Suzanne consternée, le monde est donc bien méchant ici?»
Mais cependant elles se soumirent, non sans murmure intérieur. Arsène les tenait en respect par de fréquentes exhortations, et elles ne manifestaient plus leur mécontentement avec la sauvagerie du premier jour. Ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement malapprises eût été assez désagréable, si le travail, remède souverain à tous les maux quand il est proportionné à nos forces, ne fût venu tout pacifier. Grâce aux petites précautions qu'Eugénie avait prises d'avance, l'ouvrage arrivait; et elle songeait sérieusement, voyant l'estime et la confiance que lui témoignaient ses pratiques, à monter un atelier de couturière. Marthe n'était pas fort diligente, mais elle avait beaucoup de goût et d'invention. Louison cousait rapidement et avec une solidité cyclopéenne. Suzanne n'était pas maladroite. Eugénie ferait les affaires, essaierait les robes, dirigerait les travaux, et partagerait loyalement avec ses associées. Chacune, étant intéressée au succès du phalanstère, travaillerait, non à la tâche et sans conscience, comme font les ouvrières à la journée, mais avec tout le zèle et l'attention dont elle était susceptible. Cette grande idée souriait assez aux soeurs d'Arsène; restait à savoir si le caractère de Louison s'assouplirait assez pour rendre l'association praticable. Habituée à commander, elle était bouleversée de voir que cette fainéante de Marthe (comme elle l'appelait tout bas dans l'oreille de sa soeur) avait plus de génie qu'elle pour imaginer un ornement de manche, ou agencer les parties délicates d'un corsage. Lorsque, fidèle à ses traditions antédiluviennes, elle taillait à sa guise, et qu'Eugénie venait bouleverser ses plans et détruire toutes ses notions, la virago avait bien de la peine à ne pas lui jeter sa chaise à la tête. Mais une douce parole de Marthe et un malin sourire de Suzon faisaient rentrer toute cette colère, et elle se contentait de mugir sourdement, comme la mer après une tempête.
Pendant qu'on faisait dans nos mansardes cet essai important d'une vie nouvelle, Horace, retranché dans la sienne, se livrait à des essais littéraires. Dès que je fus un peu rendu à la liberté,