Mademoiselle La Quintinie. Жорж Санд
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Quel était cet homme qui seul avait le droit d'entrer dans le sanctuaire? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne le savait, personne ne le connaissait. C'était un laïque; rien dans sa mise et dans son attitude n'annonçait un prêtre: ce devait être, selon les assistants, qui tous me parurent plus ou moins ultra-montains, un personnage enyoyé par le pape pour recueillir le denier de saint Pierre, ou un grand dignitaire de la société de Saint-Vincent de Paul.
Le bruit des cloches à toute volée annonça la fin des vêpres et le commencement du salut. Des voix de femmes entonnèrent un chœur fort pauvrement exécuté; puis l'orgue préluda, et la voix de Lucie se fit seule entendre. Ce qu'elle chanta, je n'en sais rien. Je ne suis pas érudit en musique, et je n'avais plus le loisir d'écouter mes voisins. J'étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était entré là, et qui l'entendait de plus près que moi, qui la voyait peut-être, pendant que j'étais à la porte avec les inconnus. J'aurais voulu qu'elle chantât mal, que sa voix fût désagréable, et que tout le monde se mit à siffler comme au théâtre; n'en avait-on pas le droit, puisqu'on venait là comme au spectacle ou au concert?
Mais comme elle chante, mon Dieu! Quelle voix limpide et puissante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité! Et elle n'a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul! Je me le disais, je m'efforçais de me détacher de cette femme qui ne m'appartiendra jamais, et j'étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s'emparait de moi comme la brise s'empare de l'herbe qu'elle secoue et de la fleur qu'elle effeuille! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m'éloignai. Je voulus descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l'autre côté du ravin, l'étrange ville de Chambéry, avec ses toits d'ardoise sombre sans reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés de larmes d'argent. Les montagnes à forme fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent, ses vieux édifices, ses ceintures d'arbres séculaires, tout cela s'agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l'écart dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j'entendais toujours Lucie, rien que Lucie; elle semblait me dire: «Tu n'as pas besoin de tes sens pour m'entendre, c'est mon âme qui parle à ton âme, et tu ne m'échapperas pas.»
Tout à coup la voix cessa; les dilettanti du dehors s'oublièrent jusqu'à applaudir; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages d'admiration mondaine, et, peu d'instants après, je me trouvai, je ne saurais dire comment, le premier auprès de la voiture où montait Lucie avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine instinctive et de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier et jeta sur moi un regard froid comme l'acier, un regard qui m'exaspéra. Je ne sais ce que je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas montré le poing d'un air de menace.
Quant à Lucie, elle ne m'aperçut seulement pas. Vêtue de blanc et la taille enveloppée d'un léger burnous de cachemire, elle cherchait à dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie; mais ce capuchon retomba sur son épaule, entraînant une partie de son abondante chevelure dénouée, et je vis sa figure pâle qui semblait ravie en extase, ou plutôt un peu égarée par l'épuisement de l'extase, car il y avait de la souffrance dans ses traits, et ses lèvres étaient aussi blanches que son vêtement; ses narines étaient dilatées, sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas; elle disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son passage, et j'entendis que quelqu'un disait:
«Elle chante avec trop de ferveur; il y a sous le calme triomphant de sa voix une émotion qui la tue.»
Une seule personne malveillante, une femme très-parée, éleva un peu le ton pour dire:
«Laissez donc! elle aime le succès, elle est femme!
– Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout; elle n'est peut-être pas dévote!»
Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière parole me frappa, car je n'étais plus capable de penser pour mon propre compte. Je me sentais très-mal, je me sentais mourir, car je venais de constater que je n'étais rien pour Lucie. Avant moi, il y avait en elle l'ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait avec elle dans le sanctuaire des femmes, peut-être le même qui portait des lis dans la chapelle du rocher, à la clarté des étoiles: que sais-je? Il y a une passion immense dans l'âme de Lucie, et je ne suis point l'objet de cette passion!
Mon Anglais s'aperçut que j'étais pris de défaillance. Il me ramena à Aix dans sa voiture avec beaucoup d'obligeance et de courtoisie. Je me remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je crois qu'on m'a saigné; on a mis le tout sur le compte d'un coup de soleil. J'ai passé encore deux jours à me remettre; enfin, je suis très-bien, très-fort, très-calme aujourd'hui. Je me suis occupé, durant cette inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet amour impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et méchant, je le sens bien! Je n'ai plus voulu rien savoir d'elle. J'ai prié Henri et madame Marsanne, qui m'ont soigné avec une bonté parfaite, de ne pas prononcer son nom devant moi, et de ne rien t'écrire de mon indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout moi-même. Je suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars pour te rejoindre. Ah! mon père! je suis bien malheureux! mais tu sauras peut-être guérir ton Emile.
M. DEMONTIER A SON FILS, A AIX EN SAVOIE
Lyon, 6, juin,1861.
Avant de quitter Lyon, où notre rencontre a modifié tes projets, je veux résumer notre entretien de douze heures en quelques pages que tu reliras peut-être avec fruit dans les moments d'épreuve qui t'attendent encore.
Tu étais dans le vrai, mon fils, et je n'ai eu qu'à t'encourager dans ta vaillante certitude: l'âme des époux ne doit pas faire deux lits. L'indissoluble union de deux êtres appartenant à l'humanité ne doit pas s'assimiler à l'accouplement de deux êtres quelconques appartenant aux rangs inférieurs de la vie organique. L'homme doit être l'homme autant que possible, c'est-à-dire se tenir aussi près de la Divinité que ses forces le lui permettent. C'est par là seulement qu'il se place au-dessus des animaux, qui lui sont supérieurs par la persistance et la simplicité dans la sphère des instincts matériels. C'est par cette constante aspiration vers l'idéal que l'homme s'affirme lui-même, rend hommage à Dieu, prouve sa foi et fait acte de religion réelle. Toute pensée, toute action, toute croyance contraires à ce but sont des pas bien marqués vers la déchéance, des abîmes creusés entre Dieu, qui appelle l'homme, et l'homme, qui fuit Dieu.
Voilà, en peu de mots, notre doctrine de l'amour dégagée de toute incertitude et lumineuse comme le soleil. Dieu, type de toute perfection, a mis dans l'homme le sentiment, le rêve et le besoin de la perfection. Qui nie ce principe est athée, fût-il prosterné nuit et jour devant l'image de ce Dieu qu'il ne comprend pas, et dont sa vaine prière ne peut être exaucée.
Je ne vois pas plus de nuages dans l'application de cette théorie que dans la théorie elle-même. Ceux qui croient approcher de la perfection