Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4. Bastiat Frédéric
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J'ai rappelé aussi l'opinion d'un autre ministre du commerce, M. d'Argout. Elle mérite que nous nous y arrêtions un instant. Voulant porter un coup terrible à la betterave, il disait: «Sans doute la culture de la betterave est utile, mais cette utilité est limitée. Elle ne comporte pas les gigantesques développements que l'on se plaît à lui prédire. Pour en acquérir la conviction, il suffit de remarquer que cette culture sera nécessairement restreinte dans les bornes de la consommation. Doublez, triplez si vous voulez la consommation actuelle de la France, vous trouverez toujours qu'une très-minime portion du sol suffira aux besoins de cette consommation. (Voilà, certes, un singulier grief!) En voulez-vous la preuve? Combien y avait-il d'hectares plantés en betterave en 1828? 3,130, ce qui équivaut à 1/10540e du sol cultivable. Combien y en a-t-il, aujourd'hui que le sucre indigène a envahi le tiers de la consommation? 16,700 hectares, soit 1/1978e du sol cultivable, ou 45 centiares par commune. Supposons que le sucre indigène ait déjà envahi toute la consommation, nous n'aurions que 48,000 hectares de cultivés en betterave, ou 1/689e du sol cultivable8.»
Il y a deux choses dans cette citation: les faits et la doctrine. Les faits tendent à établir qu'il faut peu de terrain, de capitaux et de main-d'œuvre pour produire beaucoup de sucre, et que chaque commune de France en serait abondamment pourvue en livrant à la culture de la betterave un hectare de son territoire. – La doctrine consiste à regarder cette circonstance comme funeste, et à voir dans la puissance même et la fécondité de la nouvelle industrie la limite de son utilité.
Je n'ai point à me constituer ici le défenseur de la betterave ou le juge des faits étranges avancés par M. d'Argout9; mais il vaut la peine de scruter la doctrine d'un homme d'État à qui la France a confié pendant longtemps le sort de son agriculture et de son commerce.
J'ai dit en commençant qu'il existe un rapport variable entre l'effort industriel et son résultat; que l'imperfection absolue consiste en un effort infini sans résultat aucun; la perfection absolue en un résultat illimité sans aucun effort; et la perfectibilité dans la diminution progressive de l'effort comparé au résultat.
Mais M. d'Argout nous apprend que la mort est là où nous croyons apercevoir la vie, et que l'importance d'une industrie est en raison directe de son impuissance. Qu'attendre, par exemple, de la betterave? Ne voyez-vous pas que 48,000 hectares de terrain, un capital et une main-d'œuvre proportionnés suffiront à approvisionner de sucre toute la France? Donc c'est une industrie d'une utilité limitée; limitée, bien entendu, quant au travail qu'elle exige, seule manière dont, selon l'ancien ministre, une industrie puisse être utile. Cette utilité serait bien plus limitée encore si, grâce à la fécondité du sol ou à la richesse de la betterave, nous recueillions sur 24,000 hectares ce que nous ne pouvons obtenir que sur 48,000. Oh! s'il fallait vingt fois, cent fois plus de terre, de capitaux et de bras pour arriver au même résultat, à la bonne heure, on pourrait fonder sur la nouvelle industrie quelques espérances, et elle serait digne de toute la protection de l'État, car elle offrirait un vaste champ au travail national. Mais produire beaucoup avec peu! cela est d'un mauvais exemple, et il est bon que la loi y mette ordre.
Mais ce qui est vérité à l'égard du sucre ne saurait être erreur relativement au pain. Si donc l'utilité d'une industrie doit s'apprécier, non par les satisfactions qu'elle est en mesure de procurer avec une quantité de travail déterminée, mais, au contraire, par le développement de travail qu'elle exige pour subvenir à une somme donnée de satisfactions, ce que nous devons désirer évidemment, c'est que chaque hectare de terre produise peu de blé, et chaque grain de blé peu de substance alimentaire; en d'autres termes, que notre territoire soit infertile; car alors la masse de terres, de capitaux, de main-d'œuvre qu'il faudra mettre en mouvement pour nourrir la population sera comparativement bien plus considérable; on peut même dire que le débouché ouvert au travail humain sera en raison directe de cette infertilité. Les vœux de MM. Bugeaud, Saint-Cricq, Dupin, d'Argout, seront satisfaits; le pain sera cher, le travail abondant, et la France sera riche, riche comme ces messieurs l'entendent.
Ce que nous devons désirer encore, c'est que l'intelligence humaine s'affaiblisse et s'éteigne; car, tant qu'elle vit, elle cherche incessamment à augmenter le rapport de la fin au moyen et du produit à la peine. C'est même en cela, et exclusivement en cela, qu'elle consiste.
Ainsi le Sisyphisme est la doctrine de tous les hommes qui ont été chargés de nos destinées industrielles. Il ne serait pas juste de leur en faire un reproche. Ce principe ne dirige les ministères que parce qu'il règne dans les Chambres; il ne règne dans les Chambres que parce qu'il y est envoyé par le corps électoral, et le corps électoral n'en est imbu que parce que l'opinion publique en est saturée.
Je crois devoir répéter ici que je n'accuse pas des hommes tels que MM. Bugeaud, Dupin, Saint-Cricq, d'Argout, d'être absolument, et en toutes circonstances, Sisyphistes. À coup sûr ils ne le sont pas dans leurs transactions privées; à coup sûr chacun d'entre eux se procure, par voie d'échange, ce qu'il lui en coûterait plus cher de se procurer par voie de production directe. Mais je dis qu'ils sont Sisyphistes lorsqu'ils empêchent le pays d'en faire autant10.
IV. – ÉGALISER LES CONDITIONS DE PRODUCTION
On dit… mais, pour n'être pas accusé de mettre des sophismes dans la bouche des protectionistes, je laisse parler l'un de leurs plus vigoureux athlètes.
«On a pensé que la protection devait être chez nous simplement la représentation de la différence qui existe entre le prix de revient d'une denrée que nous produisons et le prix de revient de la denrée similaire produite chez nos voisins… Un droit protecteur calculé sur ces bases ne fait qu'assurer la libre concurrence…; la libre concurrence n'existe que lorsqu'il y a égalité de conditions et de charges. Lorsqu'il s'agit d'une course de chevaux, on pèse le fardeau que doit supporter chacun des coureurs, et on égalise les conditions; sans cela, ce ne sont plus des concurrents. Quand il s'agit de commerce, si l'un des vendeurs peut livrer à meilleur marché, il cesse d'être concurrent et devient monopoleur… Supprimez cette protection représentative de la différence dans le prix de revient, dès lors l'étranger envahit votre marché et le monopole lui est acquis11.»
«Chacun doit vouloir pour lui, comme pour les autres, que la production du pays soit protégée contre la concurrence étrangère, toutes les fois que celle-ci pourrait fournir les produits à plus bas prix12.»
Cet argument revient sans cesse dans les écrits de l'école protectioniste. Je me propose de l'examiner avec soin, c'est-à-dire que je réclame l'attention et même la patience du lecteur. Je m'occuperai d'abord des inégalités qui tiennent à la nature, ensuite de celles qui se rattachent à la diversité des taxes.
Ici, comme ailleurs, nous retrouvons les théoriciens de la protection placés au point de vue du producteur, tandis que nous prenons en main la cause de ces malheureux consommateurs dont ils ne veulent absolument pas tenir compte. Ils comparent le champ de l'industrie au turf. Mais, au turf, la course est tout à la fois moyen et but. Le public ne prend aucun intérêt à la lutte en dehors de la lutte elle-même. Quand vous lancez vos chevaux dans l'unique but de savoir quel est le meilleur coureur, je conçois que vous égalisiez les fardeaux. Mais si vous aviez pour but de faire parvenir au poteau une nouvelle
8
Il est juste de dire que M. d'Argout mettait cet étrange langage dans la bouche des adversaires de la betterave. Mais il se l'appropriait formellement, et le sanctionnait d'ailleurs par la loi même à laquelle il servait de justification.
9
À supposer que 48,000 à 50,000 hectares suffisent à alimenter la consommation actuelle, il en faudrait 150,000 pour une consommation triple, que M. d'Argout admet comme possible. – De plus, si la betterave entrait dans un assolement de six ans, elle occuperait successivement 900,000 hectares, ou 1/38e du sol cultivable.
10
Voyez, sur le même sujet, le chapitre XVI de la seconde Série des
11
M. le vicomte de Romanet.
12
Mathieu de Dombasle.