La clique dorée. Emile Gaboriau
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A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:
– Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.
L'homme hésita… C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:
– Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.
Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.
Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.
En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.
Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:
– Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.
Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.
– Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.
Puis se retournant vers Daniel:
– Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.
– Moi, mademoiselle.
– Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry…
Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:
– Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J'ai ouï parler d'une jeune fille…
– Sarah!.. interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!..
Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:
– Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!..
De rouge qu'il était, Daniel devint blême.
Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.
Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.
Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.
Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:
– Qu'est-ce!.. qu'est-ce qu'il y a là…
Le comte s'avança, la bouche en cœur:
– Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller…
Et en prenant une poignée, il la montra.
Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:
– Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire…
Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s'allonger, d'une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta:
– Mieux eût valu m'apporter vous-même un bouquet de violettes d'un sou…
Cependant mistress Brian s'était installée près de sa nièce; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour du M. de la Ville-Handry. Enfin le valet de pied ferma la portière…
Alors miss Sarah se penchant vers Daniel:
– J'espère, monsieur, lui dit-elle, que j'aurai le plaisir de vous recevoir… Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours… Moi, d'abord, en ma qualité d'Américaine, j'adore les marins et je veux…
Le reste se perdit dans le bruit des roues.
La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Handry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé…
Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu'il en était à se demander s'il n'était pas le jouet d'un odieux cauchemar…
Hélas, non!.. Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu'une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Handry.
– Ah!.. nous sommes perdus! s'écria Daniel, si haut que plusieurs passants s'arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.
Leur attente fut déçue.
S'apercevant de l'attention dont il était l'objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s'éloigna dans la direction du boulevard.
Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s'il était possible, ce qu'il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l'hôtel de la Ville-Handry: minuit sonnait.
– J'irai demain, pensa-t-il.
Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplés de promeneurs, il appliquait tout ce qu'il avait de volonté et d'intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.
Tout d'abord, il s'était persuadé qu'il aurait affaire à quelqu'une de ces vulgaires exploiteuses, en quête d'une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs piéges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font «chanter» les familles, la menace d'un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n'y peut rien.
Alors, il avait quelque espoir.
Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la «haute vie,» qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l'attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.
Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes!.. Comment l'atteindre et où la frapper?
N'était-ce