Moll Flanders. Defoe Daniel
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Je pris un jour la liberté de lui dire qu'il était vrai que j'avais reçu de lui une galanterie d'amant, puisqu'il me prenait sans nulle enquête sur ma fortune, et que je lui retournai le compliment en m'inquiétant de la sienne plus que de raison, mais que j'espérais qu'il me permettrait quelques questions auxquelles il répondrait ou non suivant ses convenances; l'une de ces questions se rapportait à la manière dont nous vivrions et au lieu que nous habiterions, parce que j'avais entendu dire qu'il possédait une grande plantation en Virginie, et je lui dis que je ne me souciais guère d'être déportée.
Il commença dès ce discours à m'ouvrir bien volontiers toutes ses affaires et à me dire de manière franche et ouverte toute sa condition, par où je connus qu'il pouvait faire bonne figure dans le monde, mais qu'une grande partie de ses biens se composait de trois plantations qu'il avait en Virginie, qui lui rapporteraient un fort bon revenu d'environ 300£ par an, mais qui, s'il les exploitait lui-même, lui en rapportaient quatre fois plus, «Très bien, me dis-je, alors tu m'emmèneras là-bas aussitôt qu'il te plaira mais je me garderai bien de te le dire d'avance.»
Je le plaisantai sur la figure qu'il ferait en Virginie, mais je le trouvai prêt à faire tout ce que je désirerais, de sorte que je changeai de chanson; je lui dis que j'avais de fortes raisons de ne point désirer aller vivre là-bas, parce que, si ses plantations y valaient autant qu'il disait, je n'avais pas une fortune qui pût s'accorder à un gentilhomme ayant 1 200£ de revenu comme il me disait que serait son état.
Il me répondit qu'il ne me demandait pas quelle était ma fortune; qu'il m'avait dit d'abord qu'il n'en ferait rien, et qu'il tiendrait sa parole; mais que, quelle qu'elle fût, il ne me demanderait jamais d'aller en Virginie avec lui, ou qu'il n'y irait sans moi, à moins que je m'y décidasse librement.
Tout cela, comme vous pouvez bien penser, était justement conforme à mes souhaits, et en vérité rien n'eût pu survenir de plus parfaitement agréable; je continuai jusque-là à jouer cette sorte d'indifférence dont il s'étonnait souvent; et si j'avais avoué sincèrement que ma grande fortune ne s'élevait pas en tout à 400£ quand il en attendait 1 500£, pourtant je suis persuadée que je l'avais si fermement agrippé et si longtemps tenu en haleine, qu'il m'aurait prise sous les pires conditions; et il est hors de doute que la surprise fut moins grande pour lui quand il apprit la vérité qu'elle n'eut été autrement; car n'ayant pas le moindre blâme à jeter sur moi, qui avais gardé un air d'indifférence jusqu'au bout, il ne put dire une parole, sinon qu'en vérité il pensait qu'il y en aurait eu davantage; mais que quand même il y en eût moins, il ne se repentait pas de son affaire, seulement qu'il n'aurait pas le moyen de m'entretenir aussi bien qu'il l'eût désiré.
Bref, nous fûmes mariés, et moi, pour ma part, très bien mariée, car c'était l'homme de meilleure humeur qu'une femme ait eu, mais sa condition n'était pas si bonne que je le supposais, ainsi que d'autre part il ne l'avait pas améliorée autant qu'il l'espérait.
Quand nous fûmes mariés, je fus subtilement poussée à lui apporter le petit fonds que j'avais et à lui faire voir qu'il n'y en avait point davantage; mais ce fut une nécessité, de sorte que je choisis l'occasion, un jour que nous étions seuls, pour lui en parler brièvement:
– Mon ami, lui dis-je, voilà quinze jours que nous sommes mariés, n'est-il pas temps que vous sachiez si vous avez épousé une femme qui a quelque chose ou qui n'a rien.
– Ce sera au moment que vous voudrez, mon cœur, dit-il; pour moi, mon désir est satisfait, puisque j'ai la femme que j'aime; je ne vous ai pas beaucoup tourmentée, dit-il, par mes questions là-dessus.
– C'est vrai, dis-je, mais je trouve une grande difficulté dont je puis à peine me tirer.
– Et laquelle, mon cœur? dit-il.
– Eh bien, dis-je, voilà; c'est un peu dur pour moi, et c'est plus dur pour vous: on m'a rapporté que le capitaine X… (le mari de mon amie) vous a dit que j'étais bien plus riche que je n'ai jamais prétendu l'être, et je vous assure bien qu'il n'a pas ainsi parlé à ma requête.
– Bon, dit-il, il est possible, que le capitaine X… m'en ait parlé, mais quoi? Si vous n'avez pas autant qu'il m'a dit, que la faute en retombe sur lui; mais vous ne m'avez jamais dit ce que vous aviez, de sorte que je n'aurais pas de raison de vous blâmer, quand bien même vous n'auriez rien du tout.
– Voilà qui est si juste, dis-je, et si généreux, que je suis doublement affligée d'avoir si peu de chose.
– Moins vous avez, ma chérie, dit-il, pire pour nous deux; mais j'espère que vous ne vous affligez point de crainte que je perde ma tendresse pour vous, parce que vous n'avez pas de dot; non, non, si vous n'avez rien, dites-le moi tout net; je pourrai peut-être dire au capitaine qu'il m'a dupé, mais jamais je ne pourrai vous accuser, car ne m'avez-vous pas fait entendre que vous étiez pauvre? et c'est là ce que j'aurais dû prévoir.
– Eh bien, dis-je, mon ami, je suis bien heureuse de n'avoir pas été mêlée dans cette tromperie avant le mariage; si désormais je vous trompe, ce ne sera point pour le pire; je suis pauvre, il est vrai, mais point pauvre à ne posséder rien.
Et là, je tirai quelques billets de banque et lui donnai environ 160£.
– Voilà quoique chose, mon ami, dis-je, et ce n'est peut-être pas tout.
Je l'avais amené si près de n'attendre rien, par ce que j'avais dit auparavant, que l'argent, bien que la somme fût petite en elle-même, parut doublement bienvenue. Il avoua que c'était plus qu'il n'espérait, et qu'il n'avait point douté, par le discours que je lui avais tenu, que mes beaux habits, ma montre d'or et un ou deux anneaux à diamants faisaient toute ma fortune.
Je le laissai se réjouir des 160£ pendant deux ou trois jours, et puis, étant sortie ce jour-là, comme si je fusse allée les chercher, je lui rapportai à la maison encore 100£ en or, en lui disant: «Voilà encore un peu plus de dot pour vous,» et, en somme, au bout de la semaine je lui apportai 180£ de plus et environ 60£ de toiles, que je feignis d'avoir été forcée de prendre avec les 100£ en or que je lui avais données en concordat d'une dette de 600£ dont je n'aurais tiré guère plus de cinq shillings pour la livre, ayant été encore la mieux partagée.
– Et maintenant, mon ami, lui dis-je, je suis bien fâchée de vous avouer que je vous ai donné toute ma fortune.
J'ajoutai que si la personne qui avait mes 600£ ne m'eût pas jouée, j'en eusse facilement valu mille pour lui, mais que, la chose étant ainsi, j'avais été sincère et ne m'étais rien réservé pour moi-même, et s'il y en avait eu davantage, je lui aurais tout donné.
Il fut si obligé par mes façons et si charmé de la somme, car il avait été plein de l'affreuse frayeur qu'il n'y eut rien, qu'il accepta avec mille remerciements. Et ainsi je me tirai de la fraude que j'avais faite, en passant pour avoir une fortune sans avoir d'argent, et en pipant un homme au mariage par cet appât, chose que d'ailleurs je tiens pour une des plus dangereuses où une femme puisse s'engager, et où elle s'expose aux plus grands hasards d'être maltraitée par son mari.
Mon mari, pour lui donner son dû, était un homme d'infiniment de bonne humeur, mais ce n'était point un sot, et, trouvant que son revenu ne s'accordait pas à la manière de