Fort comme la mort. Guy de Maupassant
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Fort comme la mort - Guy de Maupassant страница 10
Alors elle commençait à souffrir; elle ne dormait plus que des sommeils troublés par les tortures du doute. Pour le surprendre, elle arrivait chez lui sans l'avoir prévenu, lui jetait des questions qui semblaient naïves, tâtait son coeur, écoutait sa pensée, comme on tâte, comme on écoute, pour connaître le mal caché dans un être.
Et elle pleurait sitôt qu'elle était seule, sûre qu'on allait le lui prendre cette fois, lui voler cet amour à qui elle tenait si fort parce qu'elle y avait mis, avec toute sa volonté, toute sa force d'affection, toutes ses espérances et tous ses rêves.
Aussi, quand elle le sentait revenir à elle, après ces rapides éloignements, elle éprouvait à le reprendre, à le reposséder comme une chose perdue et retrouvée, un bonheur muet et profond qui parfois, quand elle passait devant une église, la jetait dedans pour remercier Dieu.
La préoccupation de lui plaire toujours, plus qu'aucune autre, et de le garder contre toutes, avait fait de sa vie entière un combat ininterrompu de coquetterie. Elle avait lutté pour lui, devant lui, sans cesse, par la grâce, par la beauté, par l'élégance. Elle voulait que partout où il entendrait parler d'elle, on vantât son charme, son goût, son esprit et ses toilettes. Elle voulait plaire aux autres pour lui et les séduire afin qu'il fût fier et jaloux d'elle. Et chaque fois qu'elle le devina jaloux, après l'avoir fait un peu souffrir elle lui ménageait un triomphe qui ravivait son amour en excitant sa vanité.
Puis comprenant qu'un homme pouvait toujours rencontrer, par le monde, une femme dont la séduction physique serait plus puissante, étant nouvelle, elle eut recours à d'autres moyens: elle le flatta et le gâta.
D'une façon discrète et continue, elle fit couler l'éloge sur lui; elle le berça d'admiration et l'enveloppa de compliments, afin que, partout ailleurs, il trouvât l'amitié et même la tendresse un peu froides et incomplètes, afin que si d'autres l'aimaient aussi, il finît par s'apercevoir qu'aucune ne le comprenait comme elle.
Elle fit de sa maison, de ses deux salons où il entrait si souvent, un endroit où son orgueil d'artiste était attiré autant que son coeur d'homme, l'endroit de Paris où il aimait le mieux venir parce que toutes ses convoitises y étaient en même temps satisfaites.
Non seulement, elle apprit à découvrir tous ses goûts, afin de lui donner en les rassasiant chez elle, une impression de bien-être que rien ne remplacerait, mais elle sut en faire naître de nouveaux, lui créer des gourmandises de toute sorte, matérielles ou sentimentales, des habitudes de petits soins, d'affection, d'adoration, de flatterie! Elle s'efforça de séduire ses yeux par des élégances, son odorat par des parfums, son oreille par des compliments et sa bouche par des nourritures.
Mais lorsqu'elle eut mis en son âme et en sa chair de célibataire égoïste et fêté une multitude de petits besoins tyranniques, lorsqu'elle fut bien certaine qu'aucune maîtresse n'aurait comme elle le souci de les surveiller et de les entretenir pour le ligoter par toutes les menues jouissances de la vie, elle eut peur tout à coup, en le voyant se dégoûter de sa propre maison, se plaindre sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chez elle qu'avec toutes les réserves imposées par la société, chercher au Cercle, chercher partout les moyens d'adoucir son isolement, elle eut peur qu'il ne songeât au mariage.
En certains jours, elle souffrait tellement de toutes ces inquiétudes, qu'elle désirait la vieillesse pour en avoir fini avec cette angoisse-là, et se reposer dans une affection refroidie et calme.
Les années passèrent, cependant, sans les désunir. La chaîne attachée par elle était solide, et elle en refaisait les anneaux à mesure qu'ils s'usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillait le coeur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse une rue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutait l'événement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous.
Le comte, sans soupçons et sans jalousie, trouvait naturelle cette intimité de sa femme et d'un artiste fameux qui était reçu partout avec de grands égards. A force de se voir, les deux hommes, habitués l'un à l'autre, avaient fini par s'aimer.
II
Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, où il devait dîner pour fêter le retour d'Annette de Guilleroy, il ne trouva encore, dans le petit salon Louis XV, que M. de Musadieu, qui venait d'arriver.
C'était un vieil homme d'esprit, qui aurait pu devenir peut-être un homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu'il n'avait pas été.
Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé moyen de se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la République, ce qui ne l'empêchait pas d'être, avant tout, l'ami des Princes, de tous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l'aristocratie européenne, et le protecteur juré des artistes de toute sorte. Doué d'une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d'une grande facilité de parole qui lui permettait de dire avec agrément les choses les plus ordinaires, d'une souplesse de pensée qui le mettait à l'aise dans tous les milieux, et d'un flair subtil de diplomate qui lui faisait juger les hommes à première vue, il promenait, de salon en salon, le long des jours et des soirs, son activité éclairée, inutile et bavarde.
Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec un semblant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur qui le faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait les services d'un bazar roulant d'érudition. Il savait, en effet, beaucoup de choses, sans avoir jamais lu que les livres indispensables; mais il était au mieux avec les cinq Académies, avec tous les savants, tous les écrivains, tous les érudits spécialistes, qu'il écoutait avec discernement. Il savait oublier aussitôt les explications trop techniques ou inutiles à ses relations, retenait fort bien les autres, et prêtait à ces connaissances ainsi glanées un tour aisé, clair et bon enfant, qui les rendait faciles à comprendre comme des fabliaux scientifiques. Il donnait l'impression d'un entrepôt d'idées, d'un de ces vastes magasins où on ne rencontre jamais les objets rares, mais où tous les autres sont à foison, à bon marché, de toute nature, de toute origine, depuis les ustensiles de ménage jusqu'aux vulgaires instruments de physique amusante ou de chirurgie domestique.
Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapport constant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait, d'ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, les mettait en relations avec le monde, aimait les présenter, les protéger, les lancer, semblait se vouer à une oeuvre mystérieuse de fusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire de connaître intimement ceux-ci, et d'entrer familièrement chez ceux-là, de déjeuner avec le prince de Galles, de passage à Paris, et de dîner, le soir même, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin et Amaury Maldant.
Bertin, qui l'aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui: «C'est l'encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d'âne!»
Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler de la situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeait alarmants, pour des raisons évidentes qu'il exposait fort bien, l'Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce moment attendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck; tandis qu'Olivier Bertin prouvait, par des arguments irréfutables, que ces craintes étaient chimériques, l'Allemagne ne pouvant être assez folle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujours douteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, aux derniers jours de sa vie, son oeuvre et sa gloire d'un seul coup.
M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu'il ne voulait pas dire. Il avait vu d'ailleurs un ministre dans la journée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, la veille