La Daniella, Vol. I. Жорж Санд
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– J'en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n'entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas été à même de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un artiste ou un poëte. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car, vous le voyez, je suis fixé.
«J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce goût m'est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne prouvera rien; je n'ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d'apprendre ce qui peut être enseigné. J'irai dans l'atelier de quelque maître. Je me ferai d'abord esclave du métier, et, quand j'en tiendrai un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j'ai quelque talent, je ferai des efforts pour en avoir davantage. Sinon, j'accepterai ma nullité avec une résignation complète, et peut-être avec une certaine joie.
– Aïe! m'écriai-je, voici le fond de paresse ou d'apathie qui reparaît.
– Vous croyez?
– Oui! pourquoi se réjouir d'être nul?
– Parce qu'il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et que j'aurais plutôt le goût des humbles devoirs. C'est si peu la paresse qui me conseille, que, si je trouvais à m'employer honorablement au service d'une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d'avoir à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez d'âme pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat, c'est un état délicieux que j'ambitionne; c'est mon rêve de douce médiocrité que je caresse: la médiocrité de condition, avec l'élévation du coeur et de la pensée, l'expansion dans l'intimité, la foi à quelque chose d'immortel et à quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable à vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de plus?
– A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t'empêche d'acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer à apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier; car, avec tes mille francs de rente…
– Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La question est d'acquérir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.
– Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie, cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup?
– Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de votre recommandation, je viendrai vous les demander.
Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l'orchestre d'un petit théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire convenablement sa partie. Il ne s'était jamais vanté de ce talent, que nous ne lui supposions pas.
– J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eût essayé de m'en détourner; et vous-même…
– Je t'eusse dit ce qui doit être vrai: c'est qu'avec les répétitions du matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture? peut-être préfères-tu maintenant la musique?
– Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.
– Mais où diable avais-tu appris la musique?
– Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup!
– Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si bon commencement?
– La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me montrer; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j'en fais d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piédestal. C'est une situation hors nature, et qu'il faut avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence comme un devoir, pour n'y pas devenir fou.
– Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?
– Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici; mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai donc de l'ordre bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je fais ne m'ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant d'une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par celle-là. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m'en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C'est quelquefois un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je n'eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m'établissant dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m'eût doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai pas le droit de me plaindre.
Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait où, dans sa propre nature apparemment; mais il était plus pâle qu'autrefois et paraissait plus mélancolique.
– Voyons, lui dis-je, tu m'as écrit plusieurs lettres pour me demander de mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as réussi à te maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j'aille chez toi voir ta peinture.
– Non, non! s'écria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune individualité; j'ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout, d'un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il faut une toute autre vie que celle que je