La Daniella, Vol. I. Жорж Санд
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Je pense partir demain pour Gênes. Le passage des Alpes serait, m'a-t-on dit, assez pénible à un piéton en cette saison de bourrasques. C'est ce qui m'a décidé à prendre la voie de Marseille; mais, à vrai dire, la mer n'est pas beaucoup plus praticable en cette saison. Le ciel est noir et le mistral souffle avec furie. Il s'est apaisé un peu ce soir, et on espère que le Castor, vapeur génois très-bon marcheur, pourra sortir du port.
J'étais déjà venu à Marseille, dans mon enfance, avec mon père. Il était, comme vous savez, d'origine provençale, et nous avions ici un vieux parent. Ce parent est mort aussi, et je n'ai plus personne ici que je me soucie de voir. J'ai très-bien reconnu les masses principales de la ville et des plans qui l'environnent. Je me rappelais avoir dîné avec mon père dans une baraque sur les rochers; on appelle cet endroit la Réserve, et l'on y mange un certain coquillage très-recherché des indigènes, bien qu'assez coriace, qui parque naturellement en ce seul endroit du rivage. La baraque a brûlé; à la place s'élève un élégant pavillon qui va, dit-on, disparaître aussi pour faire place à des constructions nouvelles.
J'ai poussé plus loin ma promenade. Courbé en deux par un vent terrible, j'ai vu la mer bien belle, plus belle que je ne me la rappelais. Enfant, elle m'avait terrifié; aujourd'hui, sa grandeur m'a ébloui. Pourtant, c'est une chose formidablement triste que cette masse d'eau fouettée par la tempête. Aucune image n'exprime plus énergiquement la pensée d'un immense désespoir sous les coups d'une torture acharnée. Mais c'est un désespoir tout physique. L'âme humaine ne s'identifie que par la pensée des naufrages à cette tourmente du géant. C'est en vain qu'il mugit, qu'il se tord, qu'il se déchire en lambeaux, sur le flanc des rochers, les inondant de larmes furieuses et leur crachant des montagnes d'écume enragée: c'est un monstre aveugle, et ce petit point noir là-bas, cette pauvre barque qui se débat contre l'orage, porte, dans le moindre atome des êtres qui la guident, la vraie force, c'est-à-dire la volonté.
La nature est terrible sur cette petite planète où nous sommes. Il est donc bon que l'homme soit hardi. Certes, j'ai compris aujourd'hui ma frayeur d'enfant devant ce bruit, cette agitation, cette immensité! Je n'avais vu jusqu'alors que des blés et des foins courbés par les rafales de nos plaines tempérées. Mon père fut obligé de me prendre dans ses bras. J'avais tout aussi peur ainsi; ce n'était pas d'être emporté ou englouti que je tremblais contre son sein: c'était un vertige moral. Il me semblait que mon souffle était arraché de ma poitrine et que mon âme tournoyait éperdue sur ces abîmes. J'ai eu un peu de la même sensation, cette fois-ci, mais plutôt agréable que pénible. L'idée de la destruction se dresse devant l'enfant comme un spectre effroyable. Devant l'homme, habitué à la lutte, ce spectre appelle plus qu'il ne menace, et le vertige est presque une volupté.
J'ai eu un étrange plaisir à voir entrer, dans cette passe difficile de l'ancien port, quelques petits bâtiments plus ou moins en péril, selon leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont bien tirés. Un petit chasse-marée, d'apparence assez fragile, m'a intéressé particulièrement. C'était le moment de tourner pour entrer dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait comme un oiseau des tempêtes, le prenait alors en flanc. Il s'est couché si à plat, que ses vergues effleuraient la crête des flots; mais aussitôt il s'est relevé, agile, élastique comme un arc bien tendu. Il a franchi légèrement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouvé dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de son nid. Rien ne trahissait l'épouvante dans les mouvements du petit équipage, et j'étais fier, pour ma part, comme si j'eusse été de la partie. Oui, l'homme doit être intrépide, et le spectacle le plus attrayant, c'est, on le conçoit bien, le déploiement des forces humaines. Les tempêtes et les océans ne sont rien: l'âme universelle émanée de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui méprisons la mort, et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre, n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie!
Puis un navire plus lourd est arrivé. Son entrée a demandé plus de cérémonies. Dans ces crises où le sort de l'équipage dépend de la manoeuvre, on entend des cris à bord; mais c'est le commandement de l'intelligence ou de l'expérience, et cette voix-là domine à bon droit les rugissements de la mer.
Le tout était bizarrement accompagné du son clair et strident d'une petite harpe, partant d'assez près de moi. Tandis que flots et navires s'étreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de cabaret, dansaient des filles et des marins endimanchés. Un artiste de grand chemin, un bohème harpiste, chevelu, déguenillé, jouait, avec une verve saccadée et diabolique, une sorte de tarentelle à mouvement détraqué, sur lequel polkaient avec fureur des créatures avinées. Le contraste était curieux, je vous jure, et résumait toute l'audace insouciante et aventureuse de l'homme de mer.
Arrivés le matin d'un voyage au long cours, bronzés par de terribles soleils et de terribles tempêtes, ces marins, rasés de frais et chaussés d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie, pirouettant dans sept étages de falbalas gonflés par le vent. Il faisait un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, déferlant jusque sur les planches vermoulues de la terrasse, semblait, à chaque instant, devoir emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgré lui, semblait devoir échouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est moi. Le harpiste eût, je crois, marqué le rhythme au milieu des affres de la mort, et le rire échevelé des lionnes de guinguette se fût perdu sans transition dans le râle de l'agonie.
J'ai dîné seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est devenu tout à coup tiède, et, quand l'obscurité a tout envahi, je suis resté sans lumière dans le petit recoin où l'on m'avait oublié.
Pendant que je me reposais, en me laissant aller à ma rêverie, une conversation, établie de l'autre côté d'une mince cloison, allait son train, sans m'inspirer aucun intérêt. Pourtant, je fus frappé de ces paroles prononcées distinctement par un Anglais, s'exprimant avec facilité dans notre langue:
– Croyez-vous donc que cela serve à quelque chose, d'avoir de la volonté?
Cette réflexion s'adaptait si bien à mes pensées du moment, que je ne pus m'empêcher de prêter l'oreille, et alors j'entendis, après quelques paroles banales échangées entre les deux interlocuteurs et interrompues par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le récit que je vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralité.
– Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me dit que j'étais en âge d'épouser miss Harriet. Moi, je me trouvais trop jeune et j'étais effrayé d'entrer dans le grand monde, que je ne connaissais pas et que je n'étais pas bien pressé de connaître. J'étais un cadet de famille; j'avais très-peu de quoi vivre. J'avais déjà fait avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas précisément la marine; mais j'avais le goût de l'indépendance et de la locomotion. Miss Harriet m'avait pris en amitié, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit; mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez! mais elle était sentimentale, amoureuse de ma pauvreté et un peu monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitié que je ne lui demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous préserve, mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre parent… Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle était folle de moi et mourait de consomption si nous n'étions pas mariés au plus vite. J'avais juré que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la corde au cou.
– Pourquoi Ceylan? demanda le Français.
– Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'était mon idée, ma volonté. La volonté d'un homme devrait être