Promenades autour d'un village. Жорж Санд
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Je regardai la maison neuve et propre qui nous faisait face. C'est l'école communale. Fillettes et garçons arrivaient en belle humeur, et le pauvre petit instituteur, bossu comme Ésope, assis, je ne sais comment, sur son escalier en plein air, les attendait d'un air doux et mélancolique.
Nous partîmes à pied pour Châteaubrun, escortés d'un âne qui portait notre déjeuner.
Avant d'étudier plus à fond le village, je voulais montrer à mes compagnons une des ruines les plus pittoresques du pays et refaire connaissance avec tous les remarquables environs du village.
IV
Nous prîmes le plus court, par égard pour l'âne, que madame Rosalie, notre aubergiste, avait chargé comme un mulet d'Espagne. Il portait, en outre, un gamin chargé de le ramener, et l'épervier de pêche de Moreau, qui ne saurait faire un pas sans ce compagnon fidèle.
Ce chemin est insipide, comme tous les bons chemins. Il s'en va tout droit sur un plateau tout nu. Les six kilomètres en plaine nous parurent plus longs que douze en montagne.
Les entomologistes allaient devant, peu surpris de rencontrer de temps à autre le grand Mars, qu'ils avaient signalé dès la veille comme un hôte logique de ces régions, mais se plaignant beaucoup de l'absence de papillons et de l'aridité du sol.
Je fis la conversation avec Moreau. C'est un malin, un sceptique et un railleur; mais c'est un grand philosophe.
– J'ai eu bien du mal depuis que nous ne nous sommes vus, me dit-il. Je ne sais pas, si vous vous souvenez que j'étais marié. J'ai perdu ma femme. J'étais un peu meunier et un peu ouvrier. Mais, seul du village où vous avez laissé hier votre voiture, je n'ai que mon corps et ma maison. Dans nos petits bourgs, tout le monde est propriétaire, et il n'y a point de malheureux. Moi, j'ai bien un roc… À propos, le voulez-vous, mon roc? Vous savez, vous disiez dans le temps que vous voudriez avoir un coin sur la Creuse? Je ne vous vends pas le mien; je vous le donne. Il n'y pousse que de la fougère, et je n'ai pas de quoi y nourrir un mouton. Je paye cinq sous d'imposition pour ce rocher, et voilà tout ce que j'en retire. Dame, il est grand, vous auriez de quoi y bâtir une belle maison, en dépensant d'abord une dizaine de mille francs pour tailler la roche et faire l'emplacement. Allons, vous n'en voulez pas? Vous avez raison. Je n'en veux pas non plus. Aussi il reste là bien tranquille. Y va qui veut … c'est-à-dire qui peut!
– Comment avez-vous pu élever votre famille? Car vous avez des enfants!
– Ils se sont élevés comme ils ont pu, un peu chez moi, un peu chez les autres. Ma fille est une belle fille, vous l'avez vue hier. Elle sait faire la cuisine et parler espagnol.
– Espagnol?
– Oui, elle a suivi en Espagne une bourgeoise d'ici, mariée avec un monsieur de ce pays-là. Mon garçon est au service. C'est un bon enfant, bien doux, fait à tout, comme moi. Vous me demanderez ce que je fais, à présent; je n'en sais rien, une chose et l'autre; je ne peux plus travailler. Voyez: en chassant, j'ai mal tourné mon fusil; j'ai eu la main traversée, et l'autre moitié de la charge m'a caressé la tête. On dit dans le pays qu'il ne m'y est pas resté assez de plomb. Je crois bien! pendant quinze jours, le médecin n'a pas fait autre chose que de m'en arracher. Tous les matins, je l'entendais dire en sortant: «C'est un homme mort!» Et moi, je me dressais sur mon lit pour lui crier, du mieux que je pouvais: «Vous dites des bêtises, je n'en veux pas mourir, et je n'en mourrai pas.» Après que j'en ai été revenu, j'ai recommencé à pêcher et à chasser. J'ai voulu encore un peu travailler; mais le travail m'a porté malheur. Un maladroit m'a démis l'épaule en me jetant à faux un sac de blé du haut d'une voiture. Ça ne fait rien, je marche, je chasse et je pêche toujours. Je conduis les artistes et les voyageurs. Je sais les chemins comme personne, et je vous dirais comment sont faits tous les cailloux de la Creuse. Je fais les commissions du château et de l'auberge, j'approvisionne l'un et l'autre avec mon poisson. Je me passe de tout quand je n'ai rien; je n'use pas les draps, je dors une heure sur douze. Je passe mes nuits dans l'eau à guetter les truites. Dans le jour, si je suis las, je fais un somme où je me trouve. Si c'est sur une pierre ou sur un banc, j'y dors aussi bien que sur la paille. Je ne me soucie point de la toilette. Fêtes et dimanches, j'ai les mêmes habits que dans la semaine, puisque je n'ai que ceux que mon corps peut porter. Je suis toujours de bonne humeur, soit qu'on me donne cinq francs ou cinquante centimes pour mes peines. Le voyageur est toujours aimable, et, pourvu que je coure et que je cause, je suis content de m'instruire. Voilà! Quand je ne serai plus bon à rien, ma famille s'arrangera pour me nourrir, et, si elle me laisse crever comme un chien, ce sera tant pis pour elle au dernier jugement.
Des anciens chemins périlleux par où l'on arrivait à Châteaubrun, nous ne retrouvâmes plus que l'emplacement. On y descend doucement par le plateau, et la nouvelle route qui côtoie tranquillement le précipice a ôté beaucoup de caractère à cette scène autrefois si sauvage.
La ruine est toujours grandiose. Le marquis de notre village l'a achetée, avec son vaste enclos, pour deux mille cinq cents francs. Il la tient fermée, et il avait bien voulu nous en confier les clefs.
Nous vîmes que ce noble lieu était moins fréquenté qu'autrefois. L'herbe haute et fleurie du préau était vierge de pas humains. Toutes choses, d'ailleurs, exactement dans le même état qu'il y a douze ans: la grande voûte d'entrée avec sa double herse, la vaste salle des gardes avec sa monumentale cheminée, le donjon formidable de cent vingt pieds de haut d'où l'on domine un des plus beaux sites de France, les geôles obscures, et cet étrange débris de la portion la plus belle et la plus moderne du manoir, le logis renaissance que, dans ma jeunesse, j'ai vu intact et merveilleusement frais et fleuri de sculptures, aujourd'hui troué, informe, démantelé et dressant encore dans les airs des âtres à encadrements fleuronnés d'un beau travail.
Le marquis a acheté, dit-il, cette ruine pour la préserver du vandalisme des bandes noires. Il s'y est pris un peu tard.
Telle qu'elle est, c'est un romantique débris où, au clair de la lune, on voudrait entendre l'admirable symphonie de la Nonne sanglante de Gounod, ou mieux encore la Chasse infernale de Weber.
En plein midi, cette solitude avait encore quelque chose de solennel.
Une multitude de tiercelets et de chevêches effarouchés se croisaient dans les airs, sur nos têtes, avec des milliers de martinets glapissants. C'étaient des cris aigus, des râles étranges, une agitation sauvage et des querelles inouïes.
Nous fûmes étonnés de voir des moineaux nichés effrontément au beau milieu de cette société d'oiseaux de proie, toujours en chasse par centaines autour d'eux. Cela faisait penser au petit vassal du temps passé virant dans la caverne des seigneurs féodaux et abritant ses petites rapines sous les grandes.
Nous fûmes témoins d'un drame entre tous ces pillards.
Un pauvre scarabée, échappé, demi-mort, au large bec d'un martinet, fut happé au passage, sur le haut d'une tour, par une femelle de moineau. Survint l'époux à l'air mutin, à la moustache noire, hérissant ses plumes, faisant grand bruit et menace au martinet, qui voulait reprendre sa proie, quand survint à son tour le troisième larron, la crécerelle, attirée par la voix imprudente de ces petites gens. Elle sortit, muette et agile, du sommet d'une tour voisine, n'osa s'attaquer au martinet, qui ne paraissait pas la craindre, et se dirigea sur les moineaux d'une aile si rapide et si sûre, que tout semblait fini pour eux. Mais, s'ils ne l'avaient pas vue guetter, ils l'avaient sentie.