Histoire littéraire d'Italie (1. Pierre Loius Ginguené
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En Orient, au contraire, les grands modèles existaient dans la langue qui continuait d'être celle du pays même, et de plus, on s'enrichit à cette époque des bons auteurs latins qu'on y avait presque entièrement ignorés jusqu'alors. Une cour formée à Rome, un conseil d'état et un Tribunal suprême, composés de praticiens et de jurisconsultes venus de Rome ou du moins d'Italie, les y transportèrent avec eux 78. Mais ce grand nombre de Romains et d'Italiens qui s'y établirent, ne pouvait égaler ni contrebalancer celui des Grecs et des Asiatiques qui parlaient la langue grecque. Les auteurs latins, quoique mieux connus, restèrent toujours au second rang dans l'opinion.
La place même qu'occupait Constantinople, siège du nouvel Empire, entre la Grèce et l'Asie, était très-propre à faire fleurir la langue grecque, commune depuis plusieurs siècles entre ces deux parties du monde. Cette situation devait augmenter l'obstination de ces peuples à ne faire usage que de leur ancienne langue 79. Enfin la cour elle-même, quoique venue de l'Occident, cultiva bientôt le grec aux dépens du latin; la preuve en est dans les écrits de Julien, neveu de Constantin, et depuis empereur lui-même; élevé en Italie, et long-temps Gouverneur des Gaules, où le latin était la langue dominante; il écrivit en grec ses ouvrages; et ce fut en grec qu'il prononça ses panégyriques et ses autres discours publics. Ces mêmes ouvrages, où des écrivains élevés dans des préventions de religion et d'état contre Julien, ne peuvent se dispenser de reconnaître un haut degré de mérite, et surtout un sel et une finesse qu'on ne trouve peut-être dans aucun auteur depuis Lucien 80, prouvent que les lettres grecques, quoique déchues, étaient encore loin d'une ruine totale.
Si la poésie en général était presque entièrement éclipsée, si surtout la passion effrénée pour les jeux du Cirque avait entièrement étouffé la poésie dramatique; si l'éloquence délibérative et politique ne pouvait plus se relever sous le gouvernement despotique d'un seul 81, un Thémistius, un Libanius dans la rhétorique et l'art oratoire; un Porphyre, un Iamblique dans la philosophie, n'étaient point encore des écrivains à dédaigner; quelques historiens, et quelques autres auteurs dans différents genres, écrivaient encore avec bien plus de talent et de goût, que ne le firent et que ne le pouvaient faire en latin, ceux qui, dans la malheureuse Italie, écrivirent pendant le quatrième siècle et surtout pendant le cinquième.
Les Goths étaient déjà venus, il est vrai, attaquer l'empire d'Orient; ils y avaient porté le ravage et brûlé vif, dans une maison où il s'était réfugié, l'empereur Valens; mais ils avaient été promptement repoussés jusqu'au-delà du Danube par Théodose, alors général, et qui, pour récompense, eut l'Empire; et ces Barbares n'avaient pas eu le temps de corrompre la langue, et de substituer l'esprit militaire à ce qui restait encore de goût pour les lettres. Ce qui, joint à d'autres causes que j'ai indiquées, avait rétréci les esprits, affaibli et rapetissé les talents, c'étaient les disputes de Théologie scolastique, les querelles de l'Arianisme, celles des deux Natures, élevées entre les Patriarches d'Alexandrie et de Constantinople 82; l'hérésie d'Eutychès, substituée à celle de Nestorius 83, le scandale contradictoire des deux conciles d'Ephèse 84, mal effacé par celui de Calcédoine 85, le Formulaire de l'empereur Zénon, le Manichéisme 86, le Monophysisme, le Monothélisme 87 et d'autres questions inintelligibles, et par cela même interminables, qui étaient devenus l'objet des écrits, des conversations, des études, et qui ne pouvaient y porter que le trouble et les ténèbres.
Dans l'Occident, où l'on ressentait le contrecoup de ces vaines disputes, et où tant d'autres causes se réunissaient pour éteindre dans leurs derniers germes l'amour et la connaissance des lettres, elles avaient de plus contre elles ce déluge de Barbares, dont l'Italie, inondée à plusieurs reprises, était enfin restée la proie. Dès le commencement du cinquième siècle, ils s'y étaient débordés sous le faible Honorius. Stilicon les repoussa par sa bravoure, et les y rappela par trahison. Honorius se délivra de lui, mais non des Goths. Alaric entré à Rome 88, à la tête d'une armée innombrable, la saccagea pendant trois jours. Attila avec ses Huns, n'y entra pas 89: le Pape Léon l'arrêta par son éloquence, ou plutôt en mettant à ses pieds tout l'or des Romains pour la rançon de Rome, ou, si l'on ne veut point de ces moyens naturels, en lui parlant en maître, lui, pauvre évêque, suivi de son clergé pour toute armée, mais escorté dans l'air par deux apôtres, armés de glaives flamboyants.
Rome fut donc sauvée pour cette fois, mais le reste de l'Italie fut ravagé, brûlé, mis au pillage; et Rome elle-même, prise cinq ou six ans après par Genseric et ses Vandales, fut saccagée pendant quatorze jours. Enfin, vers la fin de ce malheureux siècle, les Barbares, qui avaient eu le loisir d'étendre leurs conquêtes pendant des règnes que l'Histoire aperçoit à peine, et des interrègnes non moins nuls et non moins désastreux, osèrent demander à un simulacre d'empereur 90, la moitié des terres d'Italie en toute propriété. Le refus sur lequel ils comptaient, les rendit maîtres du tout, et Odoacre leur roi, se fit couronner à Rome roi d'Italie. Ainsi finit l'Empire d'Occident entre les mains de Barbares, à peine désormais plus barbares que les descendants dégénérés des conquérants du monde.
Quel pouvait être le sort des lettres dans de tels bouleversements? Liées à celui de l'Empire, elles s'écroulèrent entièrement avec lui; ou plutôt déjà renversées et détruites, elles restèrent sans espoir et sans moyens de renaissance, abattus et comme gissantes parmi des ruines.
CHAPITRE II
État des Lettres en Italie sous les Rois Goths; sous les Lombards; sous l'Empire de Charlemagne et de ses descendants. Onzième siècle; première époque de la renaissance des Lettres
L'Italie, dans l'état misérable où nous l'avons vue réduite, était loin encore d'être parvenue au dernier degré de malheur que lui réservait la fortune. Peut-être même en y regardant de plus près, reconnaît-on que sous le roi Goth Odoacre 91, et plus encore sous l'Ostrogoth Théodoric, qui le détrôna 92, elle fut moins agitée, moins avilie et tenue moins éloignée des études, telles qu'on en pouvait faire alors, qu'elle ne l'avait été depuis un demi-siècle, sous ce fantôme d'Empire d'Occident, qui n'était qu'une sanglante anarchie. Théodoric avait été élevé à Constantinople: l'éducation grecque qu'il y avait reçue, dit l'historien Denina 93, ne l'avait pas rendu lettré, mais aussi ami des lettres qu'on peut raisonnablement l'attendre d'un soldat. Il est bon de savoir jusqu'où allait, malgré cette éducation, l'ignorance d'un Prince, dont le nom est pourtant inscrit parmi ceux des bienfaiteurs des lettres. Il ne savait pas écrire, ni même signer. Il fallut fabriquer une lame d'or, percée de manière que les trous formaient les cinq premières lettres de son nom Théod.; et c'était en conduisant sa plume dans les ouvertures de ces trous, qu'il signait les lettres et les édits 94. Ce
78
Denina,
79
80
81
Denina,
82
Cyrille et Nestorius.
83
Voy. ces deux mots dans le Dictionnaire des Hérésies.
84
L'un général en 431, où Nestorius fut condamné, déposé et exilé; l'autre particulier, en 450, que l'abbé Pluquet, dans son Dictionnaire, appelle le brigandage d'Ephèse.
85
En 451.
86
Voy. les mots
87
Voy. ce mot,
88
En 409, selon Muratori, et selon d'autres, 410.
89
En 452.
90
Augustule.
91
476.
92
493.
93
94
Tiraboschi,