Histoire littéraire d'Italie (1. Pierre Loius Ginguené

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Histoire littéraire d'Italie (1 - Pierre Loius Ginguené

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qu'augmenter le mal et accélérer la décadence de tous les exercices de l'esprit. La langue latine s'éteignit, pour ainsi dire, avec la puissance romaine, ou du moins ce ne fut plus qu'un jargon au lieu d'une langue. Le goût pour les anciens, leurs ouvrages, leurs noms mêmes disparurent presque entièrement. Pendant les deux siècles suivants, le mal empira encore, par cette pente des choses humaines qu'on y peut observer dans tous les temps.

      Si l'on se représente la suite des siècles, comme un torrent où elles sont entraînées, on y voit tantôt le mal et tantôt le bien roulant avec une vitesse progressive, jusqu'à ce que quelque obstacle imprévu, ou quelque moteur puissant, agissant en sens contraire, le cours change, le bien ou le mal s'arrête d'abord, rétrograde ensuite lentement, cède enfin; et les choses humaines reprennent avec la même vitesse le cours opposé. Au huitième siècle, l'ignorance n'avait plus de progrès à faire dans les Gaules: elle était parvenue à son comble. La faiblesse des Rois, la tyrannie des Maires, déléguée en quelque sorte à tous les gouverneurs des provinces, à tous les chefs militaires, dont ils avaient besoin pour leurs projets, accroissaient et favorisaient tous les désordres. La France enfin était toute barbare. Charlemagne vint: il arrêta le torrent, et redonna aux esprits un mouvement vers les études et vers la culture des lettres. L'ordre public et privé fut rétabli, et avec les études et les mœurs revinrent la sécurité intérieure et la prospérité de l'état.

      Charlemagne put concevoir, mais ne pouvait exécuter seul ce grand ouvrage. Ne trouvant point de maîtres en France, il y en appela d'étrangers. Les Français eux-mêmes l'avouent 123. Les Italiens, jaloux d'ajouter cette gloire à celle de leur patrie, attribuent avec assez de vraisemblance le goût même que Charles prit pour l'instruction à son séjour en Italie et aux savants qu'il y rencontra 124. Son éducation avait été plus que négligée: elle était tout-à-fait nulle, quand il passa les Alpes pour la première fois 125. Quoiqu'il eût alors trente-un ans, et qu'il comptât six ans de règne, il ignorait même la grammaire. De l'aveu de son historien Eginhard 126, il en reçut les premiers éléments de Pierre de Pise, qui professait à Pavie quand Charles s'en empara. Les leçons de ce maître le mirent en état de profiter de celles du fameux Alcuin, de qui il apprit ensuite la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, l'astronomie et même la théologie. Mais ce célèbre Anglais, qu'il vit pour la première fois à Parme, et qu'il engagea dès-lors à le suivre, il ne l'y trouva qu'en 780 127, six ans après la prise de Pavie, lorsqu'il avait déjà sans doute pris le goût des lettres dans son commerce avec Pierre de Pise, son maître, avec Paul Warnefrid, connu sous le nom de Paul Diacre, qu'il avait aussi approché de lui, et avec un autre Paul ou Paulin, grammairien habile pour ce temps, qu'il avait rencontré dans le Frioul, et qu'il fit patriarche d'Aquilée.

      Charlemagne entouré de toutes ces lumières de son siècle, donna lui-même l'exemple de l'ardeur à s'en éclairer. Il consacrait chaque jour quelques heures à l'étude. Il voulut que ses enfants fussent instruits dans toutes les sciences qu'il cultivait. Il réunit dans son palais tous ces habiles professeurs et d'autres savants qui ne tardèrent pas à se montrer. Ils composaient auprès du Prince une sorte d'école ou d'académie suivant la cour, et qui se transportait partout avec elle 128. On prétend que chaque membre de cette académie, prenait le nom d'un ancien auteur, qu'Alcuin, grand admirateur d'Horace, portait celui de Flaccus; que le jeune Angilbert, qui n'avait sûrement rien d'homérique, se nommait pourtant Homère; Adhalard, ou Adelard, évêque de Corbie, Augustin; Wala son frère, Jérémie; Riculfe, archevêque de Mayence, on ne sait par quelle fantaisie, Damœtas; qu'enfin, Charles lui-même, soit à cause de la royauté, ou de son goût pour la poésie hébraïque, avait pris le nom de David. Tout cela est un peu bizarre, et l'on a peine à se faire une idée des conférences académiques qui pouvaient se tenir entre David, Homère, Horace, Jérémie, Damœtas et S. Augustin; mais enfin c'était beaucoup pour le temps, et il était impossible que les esprits restassent engourdis autour de ce centre de mouvement et d'activité scientifique.

      «Le goût du Roi, comme il arrive toujours, dit le président Hénault 129, mit les sciences à la mode». Mais Charlemagne ne se borna pas à montrer ce goût; il s'efforça de le répandre dans l'immense étendue de son empire et de ses conquêtes, autant que le lui permettait l'état où il trouvait les peuples. Il fonda un grand nombre de monastères et d'églises: il y attacha des écoles: il prit l'habitude d'adresser lui-même aux ecclésiastiques des questions sur le dogme, sur la discipline, l'histoire ecclésiastique, la morale, et d'en exiger des réponses; et cet usage remit la science en vigueur, parmi le clergé. Il ordonna que chaque évêque, chaque abbé, chaque comte, eût un notaire ou secrétaire, pour copier correctement les actes; que l'on copiât de même les évangiles, le psautier, le missel. Il fit corriger pour ainsi dire sous ses yeux les exemplaires incorrects de la Bible. On recommença donc à avoir des textes purs de l'Ecriture-Sainte et des Pères. La calligraphie fut encouragée, ainsi que l'orthographe. On reprit le petit caractère romain et bientôt après le grand, à la place de l'écriture mérovingienne, qui était barbare. Les couvents, les abbayes devinrent des écoles de cet art et des fabriques actives de manuscrits. Le style commença aussi à s'épurer. Il y eut des historiens, des orateurs et surtout des poètes: Alcuin et Théodulphe, que l'empereur avait aussi amenés d'Italie, se piquèrent de l'être; on le fut à leur exemple, mais il est vrai, sans imagination, sans goût, sans poésie de style, et la plupart du temps sans exacte mesure de vers.

      Toute grossière qu'était cette poésie, elle faisait les délices des gens bien élevés et même de l'Empereur; il se plaisait surtout à entendre des chansons en langue tudesque ou théotisque, qui était sa langue naturelle. La préférence qu'il lui accordait la rendit la langue dominante dans la plus grande partie de la France. Le roman qui se formait dans l'autre partie était moins encouragé. Même après Charlemagne, le roman ne régna guère que dans les états des rois d'Aquitaine; tout le reste parla long-temps théotisque ou tudesque. Charles aimait tant cette langue, qu'il en avait composé une grammaire. Quand Eginhard semble dire qu'un souverain si instruit, que ce restaurateur des lettres et des études ne savait pas écrire 130, cela doit apparemment s'entendre du grand caractère romain, dont on renouvellait alors l'usage. En effet, malgré les efforts qu'il fit pour l'apprendre, il n'y put jamais réussir. Il signait avec un monogramme, gravé sur le pommeau de son épée. Il disait: je l'ai signé du pommeau; je le maintiendrai, avec la pointe: mais on assure qu'il écrivait facilement en d'autres caractères, soit théotisque, soit petit romain 131.

      L'Italie, qui avait fourni à Charlemagne les principaux instruments de la révolution qu'il voulait opérer dans les esprits, y participa aussi, mais moins sensiblement que la France. Quelques universités italiennes, entre autres celles de Pavie et de Bologne, le réclament pour leur fondateur. Il y encouragea sans doute les études; il put y rassembler quelques professeurs, mais il n'existe aucune trace ni le plus léger indice qu'il les ait réunis en corps, qu'il ait distribué entre eux l'enseignement des diverses sciences, ni qu'il leur ait donné, ou des réglements, ou des priviléges, ou quoique ce soit enfin de ce qui constitue ce qu'on appelle université, ou tout autre fondation pareille 132.

      Quant à ces hommes si célèbres dans leur temps, dont Charles se servit pour acquérir et pour répandre l'instruction (je ne parle que de ceux qui étaient Italiens), ils nous donnent, par le genre et le mérite de leurs connaissances et de leurs ouvrages, une idée de l'état où les sciences étaient alors. Pierre de Pise, qui passa le premier en France, lorsqu'il était déjà vieux 133, et qui peut être regardé, selon l'expression de du Boulay 134, comme le premier fondateur de l'école palatine et royale,

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<p>123</p>

Voy. l'Histoire littér. de la France, t. IV, Etat des lettres au huitième siècle.

<p>124</p>

Voy. Tirab., Ist. della Lett. Ital., t. III, liv. III, c. i.

<p>125</p>

En 774.

<p>126</p>

C. 25.

<p>127</p>

Voy. les preuves que le P. Mabillon donne de cette date, dans ses Notes sur la Vie d'Alcuin, insérées dans ses Acta SS. Ord. S. Bened., sæc IV, p. i.

<p>128</p>

Hist. litt. de la France, ub. sup.

<p>129</p>

Abr. chr. de l'Hist. de Fr., année 789.

<p>130</p>

Tentabat et scribere, tabulasque et codicillos ad hoc in lectulo suo cervicalibus circumferre solebat, ut cum vacuum tempus esset, manum effigiendis litteris usuefaceret: sed parum prosperè successit labor, prœposterus ac serò inchoatus. (Eginhard, Vit. Car. Mag.)

<p>131</p>

Hist. Litt. de la France, ub. sup.

Charlemagne voulut aussi qu'en France on sût mieux la musique, et que l'on chantât plus humainement qu'on ne faisait alors, entreprise toujours difficile et qui, comme on voit, l'était il y a long-temps. On sait qu'il s'éleva une grande dispute à Rome, en sa présence, entre ses chantres et les chantres romains. Il eut assez de goût et de discernement pour prononcer en faveur de ces derniers: il en amena deux en France pour y enseigner un chant moins barbare et surtout l'art d'organiser, c'est-à-dire, de pratiquer à la fin des phrases du plain-chant, quelques chétifs accords de tierce, car c'était à cela que se bornait alors toute la science de l'harmonie même au-delà des Alpes, et elle ne s'était pas encore étendue si loin en deçà 132.

<p>132</p>

Tirab., t. III, p. 131 et suiv.

<p>133</p>

Eginhard dit qu'il l'était quand Charlemagne le prit pour maître: In discendâ grammaticâ Petrum Pisanum diaconum senem audivit. (De Vitâ Car. Mag.)

<p>134</p>

Itaque Petrus ille merito dici potest primus scholœ palatinœ et regiœ institutor. (Hist. Univers. Paris, t. I, p. 626.)