Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené

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Histoire littéraire d'Italie (3 - Pierre Loius Ginguené

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recherche nous intéresserait aussi peu que la première. On peut seulement conjecturer, sans beaucoup d'efforts, que Boccace s'est désigné lui-même sous le nom d'un des trois jeunes gens; peu importe que ce soit sous celui de Pamphile, de Philostrate ou de Dionée. Si l'on veut cependant pousser jusqu'au bout la conjecture, on peut se déterminer en faveur du dernier de ces trois noms. Celui de Fiammette reparaît encore ici parmi ceux des sept jeunes femmes. Dionée et Fiammette, sont amants; et, à la fin de la septième Journée, il est dit que Fiammette et Dionée chantent long-temps ensemble les aventures d'Arcite et de Palémon. Or ces aventures sont le sujet de la Théséide, poëme que Boccace avait fait autrefois pour Fiammette elle-même; la conclusion est évidente, et il y a de la modération à ne donner que comme conjecture l'opinion que Dionée et Boccace ne font qu'un.

      Il n'est pas aussi vrai qu'on le croit communément, que le Décaméron fût un ouvrage de sa première jeunesse. Il y parle de la peste de 1348, et de cette partie de plaisirs née d'une cause si triste, comme de choses déjà passées depuis quelque temps. Quoiqu'il écrivît sans doute avec facilité ces Nouvelles, il n'y put employer moins de deux ou trois années; il avait donc près de quarante ans quand il eût achevé tout l'ouvrage 94. On s'en aperçoit à la maturité du style et à cet art de mettre en jeu les caractères, qui suppose des observations qu'on ne fait pas, et une connaissance du monde qu'on n'a pas encore dans l'extrême jeunesse. Ce n'est donc pas son âge qui peut excuser la liberté souvent licencieuse de ses peintures; mais ce sont les ordres d'une princesse qui avait encore tout pouvoir sur lui; et ces ordres mêmes, ainsi que la faiblesse qu'il eut d'y obéir, ont pour excuse les mœurs de leur temps. La dépravation en était augmentée par ce fléau même qui, d'après les idées communes, devait être un remède violent, fait pour remettre tout dans l'ordre en ce monde, et ne laisser dans les esprits que l'image terrible et l'effrayante pensée de l'autre. C'est ce que Boccace fait sentir dans l'éloquente description qui commence son ouvrage. C'est un des plus beaux morceaux de la littérature italienne; et comme, malgré le mérite et la perfection exquise d'une grande partie des Nouvelles que contient le Décaméron, il en est peu dont on puisse parler avec quelque détail, je m'arrêterai à considérer cette peinture, quelque triste qu'en soit le sujet, de même qu'on admire les tableaux d'un grand peintre, malgré ce qu'ont de pénible et quelquefois même de hideux, les objets qui y sont représentés.

      Le plus redoutable des fléaux qui affligent cette malheureuse terre,

      La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

      a paru de tout temps, à de grands écrivains, un sujet où ils pouvaient développer tout leur talent et toute la force de leur style. Hippocrate, dans son Traité des Épidémies, n'eut garde d'en oublier une si terrible; la description qu'il en fait au troisième livre entrait nécessairement dans son plan. Une description encore plus détaillée de la peste d'Athènes n'était pas aussi indispensable dans l'histoire, où il suffisait peut-être d'en retracer les principaux effets; mais Thucydide était un grand peintre; il ne voulut pas laisser échapper un sujet si digne d'un pinceau ferme et vigoureux; et il en fit un des plus beaux ornements de son histoire 95. Chez les Romains, Lucrèce, dans le sixième livre de son poëme, après avoir traité des météores, des tremblements de terre, des volcans, et d'autres phénomènes funestes à l'espèce humaine, venant à parler des maladies, ne se borne pas à décrire la peste en général, mais il s'attache particulièrement à celle d'Athènes; il imite, ou même il traduit de Thucydide sa description presque toute entière. Virgile, dans la peste des animaux qui termine le troisième livre des Géorgiques, emprunta, comme il le faisait souvent, quelques traits de Lucrèce: Ovide, au septième livre des Métamorphoses, décrivant le même fléau parmi les animaux et parmi les hommes, suivit souvent les traces de Lucrèce et de Virgile: Boccace qui, dans ses études de la langue grecque, avait pu rencontrer Thucydide, connaissait sans doute aussi Lucrèce, et dans sa description de la peste, plusieurs endroits paraissent imités de l'un ou de l'autre 96; mais il eut sous les yeux un modèle plus frappant et plus terrible: il eut la peste elle-même; et lorsqu'il voulut la peindre, il n'eut besoin que de son génie pour trouver les couleurs du tableau.

      Celui de Thucydide est peint d'une grande manière. L'historien décrit les symptômes du mal plus soigneusement qu'Hippocrate lui-même: ils sont vrais, circonstanciés, effrayants; mais, c'est la peinture qu'il fait de ses effets moraux, ce sont surtout les traits suivants que nous devons observer: on en verra bientôt la raison. «L'affluence des gens de la campagne, qui venaient se réfugier dans la ville, aggrava les maux des Athéniens et les leurs mêmes; il n'y avait pas de maisons pour eux; ils vivaient pressés dans des huttes étouffées pendant les plus grandes chaleurs; ils périssaient confusément; et les mourants étaient entassés sur les morts. Des malheureux dévorés de soif, se roulaient dans les rues, et venaient expirer près des fontaines. Les lieux sacrés où l'on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

      «Bientôt personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines; toutes les cérémonies des funérailles furent violées. Chacun ensevelit ses morts comme il put. Pressés par la rareté des choses nécessaires, les uns se hâtaient de les poser et de les brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l'avaient dressé: d'autres, au moment où on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu'ils apportaient eux-mêmes, et se retiraient aussitôt. La peste introduisit bien d'autres désordres. En voyant chaque jour de promptes révolutions dans les fortunes, des riches frappés de mort, des pauvres succédant à leurs biens, on osa s'abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l'on ne s'occupa plus que de voluptés, quand on crut ne posséder que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daigna plus se donner la moindre peine pour des choses honnêtes, dans l'incertitude où l'on était de finir ce qu'on aurait commencé. Le plaisir, et tous les moyens de se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n'était plus retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: il semblait égal de révérer ou de négliger les dieux quand on voyait périr indifféremment tout le monde.»

      Le philosophe se montre ici dans l'exposition des suites morales d'un mal physique. Lucrèce était aussi un philosophe; mais il parle en poëte, et c'est surtout des objets sensibles qu'il lui faut pour les peindre. Aussi ne laisse-t-il passer aucun des effets physiques décrits par Thucydide sans l'exprimer en beaux vers. Il y ajoute même quelquefois; mais il ne touche des effets moraux que ce qui pouvait être rendu en images, tel que cette violation des funérailles, et ces bûchers envahis par des cadavres auxquels ils n'étaient pas destinés. C'est même par les rixes qu'occasionent ces violences qu'il termine sa description, son sixième livre et son poëme.

      Boccace décrit la peste de Florence en philosophe, en historien et en poëte. Il l'a fait venir d'Orient, non parce que Thucydide en a fait venir celle d'Athènes, mais parce que celle de Florence en vint aussi. Dans la description des symptômes, il s'accorde quelquefois avec l'auteur grec, et quelquefois il s'en écarte, selon que la vérité l'exige. Il s'étend beaucoup plus que lui sur la plupart des circonstances; sur la communication contagieuse du mal entre les hommes, et des hommes aux animaux; sur les terreurs qui en étaient la suite, le soin que chacun prenait de fuir le mal et l'abandon où restaient les malades. Mais il s'attache surtout à peindre les suites de la contagion, et son influence sur le régime de vie et sur les mœurs.

      «Les uns croyant que la tempérance et la modération en toutes choses étaient le meilleur préservatif, se retiraient, vivaient à part, se renfermaient en petit nombre dans des maisons où il n'y avait aucun malade, n'y vivaient que de mets choisis et de vins exquis dont ils buvaient modérément; fuyaient toute sorte d'excès, ne parlaient point et ne permettaient à personne de venir leur parler de mort ni de maladie, enfin passaient leurs jours à entendre de la musique, ou à goûter tous les autres plaisirs tranquilles qu'ils pouvaient se procurer. D'autres, au contraire, tenaient pour certain que le meilleur

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<p>94</p>

En effet, nous avons vu dans sa Vie, qu'il le publia en 1352 ou 1353.

<p>95</p>

Liv. II.

<p>96</p>

J'ai vu avec plaisir que M. Baldelli est de cet avis; il lui paraît hors de doute que Boccace avait lu la description de Thucydide, ou qu'il tira de Lucrèce, des détails que celui-ci avait copiés du premier. Vita del Boccaccio, p. 75, note 1.