Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant

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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10 - Guy de Maupassant

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grâce à ses influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet il rédige bien, il faut le reconnaître, il a une élégance de forme qu’on ne peut nier, mais pas de fond. Chez lui tout est en surface. C’est un garçon qu’on ne pourrait mettre à la tête d’un service important, mais qui pourrait être utilisé par un chef intelligent en lui mâchant la besogne.»

      Mlle Charlotte demanda: «Et M. Boissel?»

      Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur.»

      Cachelin se mit à rire et déclara: «Le meilleur, c’est le père Savon.» Et tout le monde rit.

      Puis on parla des théâtres et des pièces de l’année. Lesable jugea avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l’assurance ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.

      On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du contenu. Il dit: «Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’un cousin qui habite Strasbourg.»

      Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.

      Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce, une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’y prendre.

      Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du gâteau des Rois qu’il partagea avec mystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.

      Qui aurait la fève? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable poussa un petit «Ah!» d’étonnement et montra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria: «Choisissez la reine! choisissez la reine!»

      Une courte hésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un acte politique en choisissant Mlle Charlotte? Elle serait flattée, gagnée, acquise! Puis il réfléchit qu’en vérité c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’un sot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois souverain: «Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l’offrir?» Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit: «Merci, monsieur!» et reçut le gage de grandeur.

      Il pensait: «Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin!»

      Une détonation fit sauter les deux femmes. Cachelin venait de déboucher le champagne, qui s’échappait avec impétuosité de la bouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de mousse, et le patron déclara: «Il est de bonne qualité, on le voit.» Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de déborder, César s’écria: «Le roi boit! le roi boit! le roi boit!» Et Mlle Charlotte, émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë: «Le roi boit! le roi boit!»

      Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la table: «Vous voyez que j’ai de l’aplomb!» puis, se tournant vers Mlle Cora: «A vous, mademoiselle!»

      Elle voulut boire; mais tout le monde ayant crié: «La reine boit! la reine boit!» elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte devant elle.

      La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin annonça: «On va desservir pour nous faire de la place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse.» Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fît nuit.

      On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait tiède dehors, comme au mois d’avril; et tous montèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De place en place cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit à expliquer: «Tenez, là-bas, c’est l’Eden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein! comme on les distingue. Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux.»

      Lesable s’était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora qui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes. Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte de l’humidité. Cachelin continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

      Lesable, à mi-voix, demanda: «Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut?»

      Elle eut une petite secousse, comme s’il l’avait réveillée, et répondit: «Moi?.. oui, le soir surtout. Je pense à tout ce qui se passe là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens malheureux dans toutes ces maisons! Si on pouvait tout voir, combien on apprendrait de choses!»

      Il s’était rapproché jusqu’à ce que leurs coudes et leurs épaules se touchassent: «Par les clairs de lune, ça doit être féerique?»

      Elle murmura: «Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave Doré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur les toits.»

      Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses plaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée, pas plus songeuse qu’il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et il se disait qu’il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras autour de cette taille ronde et ferme et d’embrasser longuement à petits baisers lents, comme on boit à petits coups de très bonne eau-de-vie, cette joue fraîche, auprès de l’oreille, qu’éclairait un reflet de lampe. Il se sentait attiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par cette soif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate de la jeune fille. Il lui semblait qu’il serait demeuré là pendant des heures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d’elle, à la sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Et quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’il dominait la ville énorme, qu’il planait sur elle; et il sentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur ce balcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres, de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.

      Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver, comme s’il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.

      Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l’allumant: «Je sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de cigarettes. Il n’y a rien de meilleur que d’en griller une ici. Moi, s’il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions, car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deux voisines, celle de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a pas coûté

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