Le petit vieux des Batignolles. Emile Gaboriau
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Le portier le traitait avec une considération toute particulière, et ne manquait jamais, quand il passait devant sa loge, de retirer vivement sa casquette.
L’appartement de M. Méchinet ouvrant sur mon palier, juste en face de la porte de ma chambre, nous nous étions à diverses reprises trouvés nez à nez. En ces occasions, nous avions l’habitude de nous saluer.
Un soir, il entra chez moi me demander quelques allumettes; une nuit, je lui empruntai du tabac; un matin, il nous arriva de sortir en même temps et de marcher côte à côte un bout de chemin en causant…
Telles furent nos premières relations.
Sans être ni curieux ni défiant, – on ne l’est pas à l’âge que j’avais alors, – on aime à savoir à quoi s’en tenir sur le compte des gens avec lesquels on se lie.
J’en vins donc naturellement, non pas à observer l’existence de mon voisin, mais à m’occuper de ses faits et gestes.
Il était marié, et madame Caroline Méchinet, blonde et blanche, petite, rieuse et dodue, paraissait adorer son mari.
Mais la conduite de ce mari n’en était pas plus régulière. Fréquemment il décampait avant le jour et souvent le soleil était levé quand je l’entendais regagner son domicile. Parfois il disparaissait des semaines entières…
Que la jolie petite madame Méchinet tolérât cela, voilà ce que je ne pouvais concevoir.
Intrigué, je pensai que notre portier, bavard d’ordinaire comme une pie, me donnerait quelques éclaircissements.
Erreur!.. A peine avais-je prononcé le nom de Méchinet qu’il m’envoya promener de la belle façon, me disant, en roulant de gros yeux, qu’il n’était pas dans ses habitudes de «moucharder» ses locataires.
Cet accueil redoubla si bien ma curiosité que, bannissant toute vergogne, je m’attachai à épier mon voisin.
Alors, je découvris des choses qui me parurent énormes.
Une fois, je le vis rentrer habillé à la dernière mode, la boutonnière endimanchée de cinq ou six décorations; le surlendemain, je l’aperçus dans l’escalier vêtu d’une blouse sordide et coiffé d’un haillon de drap qui lui donnait une mine sinistre.
Et ce n’est pas tout. Par une belle après-midi, comme il sortait, je vis sa femme l’accompagner jusqu’au seuil de leur appartement, et là l’embrasser avec passion, en disant:
– Je t’en supplie, Méchinet, sois prudent, songe à ta petite femme!
Sois prudent!.. Pourquoi?.. A quel propos? Qu’est-ce que cela signifiait?.. La femme était donc complice!..
Ma stupeur ne devait pas tarder à redoubler.
Une nuit, je dormais profondément, quand soudain on frappa à ma porte à coups précipités.
Je me lève, j’ouvre…
M. Méchinet entre, ou plutôt se précipite chez moi, les vêtements en désordre et déchirés, la cravate et le devant de sa chemise arrachés, la tête nue, le visage tout en sang…
– Qu’arrive-t-il? m’écriai-je épouvanté.
Mais lui, me faisant signe de me taire:
– Plus bas!.. dit-il, on pourrait vous entendre… Ce n’est peut-être rien quoique je souffre diablement… Je me suis dit que vous, étudiant en médecine, vous sauriez sans doute me soigner cela…
Sans mot dire, je le fis asseoir, et je me hâtai de l’examiner et de lui donner les soins nécessaires.
Encore qu’il y eût eu une grande effusion de sang, la blessure était légère… Ce n’était, à vrai dire, qu’une éraflure superficielle partant de l’oreille gauche et s’arrêtant à la commissure des lèvres.
Le pansement terminé:
– Allons, me voilà encore sain et sauf pour cette fois, me dit M. Méchinet. Mille remerciements, cher monsieur Godeuil. Surtout, de grâce, ne parlez à personne de ce petit accident, et… bonne nuit.
Bonne nuit!.. Je songeais bien à dormir, vraiment!
Quand je me rappelle tout ce qu’il me passa par la cervelle d’hypothèses saugrenues et d’imaginations romanesques, je ne puis m’empêcher de rire.
M. Méchinet prenait dans mon esprit des proportions fantastiques.
Lui, le lendemain, vint tranquillement me remercier encore et m’invita à dîner.
Si j’étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dans l’intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j’eus beau concentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature à dissiper le mystère qui m’intriguait si fort.
A dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plus suivies. Décidément, M. Méchinet me prenait en amitié. Rarement une semaine s’écoulait sans qu’il m’emmenât manger sa soupe, selon son expression, et presque tous les jours, au moment de l’absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nous faisions une partie de dominos.
C’est ainsi qu’un certain soir du mois de juillet, un vendredi, sur les cinq heures, il était en train de me battre à plein double-six, quand un estafier, d’assez fâcheuse mine, je le confesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelques mots que je n’entendis pas.
Tout d’une pièce et le visage bouleversé, M. Méchinet se dressa.
– J’y vais, fit-il; cours dire que j’y vais.
L’homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main:
– Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout… nous reprendrons notre partie demain.
Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup de dépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner:
– Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas? Voulez-vous venir? Ce sera peut-être intéressant…
Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes…
Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de ces démarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entière une influence décisive.
– Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot de l’énigme!..
Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottais comme un chat maigre aux côtés de M. Méchinet.
Je dis: je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pas me laisser distancer par le bonhomme.
Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculant les passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.
Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.
M. Méchinet l’arrêta, et ouvrant la