Le paravent de soie et d'or. Gautier Judith
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– Eh bien, regarde! dit-elle.
La jambe fine et nerveuse apparut, au-dessus du pied cambré dans l'étrier, et elle ne sembla pas nue, car un tatouage vert la couvrait de la cheville au genou. Un monstre, vêtu d'écaillés, s'enroulait là, tordant son corps, dégainant les cinq griffes de ses serres, dardant sa langue fourchue hors de sa gueule menaçante; c'était le terrible Dragon, emblème du pouvoir suprême.
– Comment cela se peut-il?
Tige-d'Or cria:
– Elle est le roi de l'Annam!
Et Lée-Line, subitement pâle et pris d'un tremblement, se prosterna.
Elle est le roi de l'Annam!
Ils sont maintenant sous l'ombre d'une tente, une ombre chaude et dorée, les parois intérieures sont de soie jaune, car c'est la tente royale.
Tout alentour, le camp immense se déploie, et sa rumeur s'étouffe en approchant de la muraille de toile qui forme l'enceinte sacrée; elle meurt tout à fait en traversant l'espace vide qui isole la tente du maître.
Tous trois sont là, attardés dans un silence plein de souvenirs. Sur un lit fait de nattes et de tapis, la reine, ou plutôt le roi, – car le mot féminin n'existe pas, qui exprimerait le chef suprême. – La cuisante plaie de son bras l'enfièvre. Tige-d'Or, debout, renouvelle sans cesse l'eau fraîche et les baumes. Sur un escabeau en bois de cèdre, incrusté de nacre, Lée-Line, accablé d'émotion, pleure tout bas, le front dans ses mains.
Fleur-Royale laisse peser sur lui son regard lourd de pensées, et elle dit enfin d'une voix lente, comme si elle achevait tout haut sa rêverie:
– Après tant de jours on te revoit, tu sors de l'oubli de la mort, et l'esprit s'effare devant toi comme en présence d'un fantôme. C'est bien toi cependant, nos yeux n'ont pas encore désappris ta forme. Aussi bien que nous, tu es un rameau de l'antique dynastie des Hung; le même verger a vu croître notre enfance et fleurir notre jeunesse; jusqu'au temps où une rafale bouleversa l'enclos. C'est alors que tu disparus et que l'on perdit toute trace de toi. Explique à présent, prince Lée-Line, cet inconcevable exil, et pourquoi, toi qui brillais parmi les illustres, tu es devenu le pareil des sauvages Miao-Tseu, fils des champs incultes.
– Au Maître tout ce que nous sommes appartient, dit Lée-Line, en séchant ses larmes; lu m'interroges, je dois répondre. Il me faut fouiller, comme la terre d'une tombe que l'on rouvre, l'oubli amassé sur mon désespoir, il me faut l'arracher au mystère, déchirer son linceul de silence, hélas! ramener au jour l'enseveli avec l'épouvante de le retrouver vivant!.. Tu le veux, il le faut… Oui, nous étions, comme tu l'as dit, des fleurs d'un même arbuste, buvant la même sève, baignés dans le même rayon. Te souviens-tu de l'ardeur croissante qui nous brûlait à mesure que nous découvrions la vie, la beauté des choses, la sagesse des penseurs, la divinité des poètes? C'était comme une nouvelle naissance, l'éclosion de notre esprit. Fleurs d'abord et liés au rameau natal, nous devenions papillons, libres ailes envolées dans la lumière, et, avec une folle ivresse, nous prenions possession du printemps.
– Oui, dit la reine, oh! oui, je me souviens! Tout fut sombre depuis cette aurore, depuis qu'un ouragan dispersa nos ailes, pétales arrachés aux fleurs!.. Des siècles avaient passé, pendant lesquels les maîtres de l'Annam, les conquérants chinois, nous opprimaient au nom de l'empereur suzerain; mais nous étions faits au joug et il nous semblait léger. C'est alors que parut un nouveau gouverneur, qui, dans une frénésie tyrannique, se mit à bouleverser le pays; tout ce qui était noble ou vertueux, tout ce qui s'élevait par l'esprit et le courage, fut abattu, humilié, bafoué; la démence régnait avec la débauche et l'épouvante; le Chinois fut pris en haine…
– Aux Chinois pourtant nous devions le plus beau de nous-mêmes, reprit Lée-Line; en nous asservissant, ils avaient délivré notre esprit de l'ignorance, ils étaient les créateurs de notre âme. Le flot qui nous avait submergés roulait toutes les merveilles: la poésie, la musique, tous les arts, l'écriture, la science, les rites! Voir s'y mêler une vase putride et empoisonnée! Quel désastre! Mais cela seul ne m'eût pas terrassé… Une autre douleur plus profonde!..
– Une autre douleur?..
– Je parle pour t'obéir, dit Lée-Line, il faudra oublier mes paroles et ne pas s'en courroucer.
– J'oublierai!
Le prince détourna ses regards et dit d'une voix plus sourde:
– Ton père annonça qu'il avait élu pour son gendre un homme de noble race, aimé du peuple: l'illustre Khisak!.. Cette nouvelle tomba sur moi comme la foudre. Je fus l'arbre brûlé jusqu'aux racines, encore debout cependant. Achever de mourir, je ne voulais plus que cela. C'était facile; je n'avais qu'à tendre la gorge, désapprouver d'un geste ou d'un mot les actes du tyran, et le glaive tombait sur moi. Hélas! j'eus peur de l'éternité!.. On m'avait enseigné que les maux du corps finissent avec la vie, mais que les peines morales, notre âme les emporte, pour en souffrir encore dans le temps sans fin. La cruauté de ma douleur m'épouvanta, m'éclaira le danger: la crainte de mourir, avant d'avoir tué mon désespoir, s'empara de moi, m'affola! A la cour, la mort planait sur toutes les têtes. Je m'enfuis de la cour, de la ville, pour me cacher, me perdre dans la foule, disparaître, moins que les moindres, infime parmi les infimes!..
– Pasteur de buffles!.. s'écria Tige-d'Or avec ironie.
La reine se taisait, les yeux troubles, regardant vers les lointains de ses pensées.
Une trompette sonna dans le camp; un chant mince, aigu, clair comme un rayon et qui sembla percer le mur de satin.
«Gloire à la reine! criait-il, soyons son rempart, veillons sur elle!»
Comme cinglé par cette fanfare royale, le juste orgueil reprit son éclat; les yeux se dévoilèrent, Ba-Tioune-Tiac redevint la volonté souveraine, au masque impassible.
– Parle, Tige-d'Or, dit-elle, enseigne-lui l'histoire de l'Annam en ces trois dernières années.
Et Tige-d'Or parla:
– Je revois, dit-elle, la salle aux colonnes rouges où s'enroulaient des dragons d'or, et les gardes, avec la grimace de leur face peinte; ils tenaient à deux mains, la pointe vers les dalles, leur lance à large lame; je revois, la plume de paon au bonnet, mais le deuil sur le front, les courtisans, debout en face du trône, échelonnés jusque sur les marches qui montaient du jardin, et derrière eux, sur le gravier de la grande allée, porté par deux lions de pierre, le gong de justice, que personne ne frappait plus.
«Celui qui était assis sur le trône et, au nom du Fils-du-Ciel, l'empereur Kouan-You-Ti, gouvernait le pays des Giao-Gi, eût été réprouvé par les tigres comme trop cruel; il usurpait cependant la forme humaine.
«Ce jour-là, à l'ivrogne, à l'infâme, au monstrueux To-Ding, de nouveaux époux, le vertueux Khisak et Fleur-Royale, la belle et pure, devaient, selon les rites, offrir des présents et faire leur soumission.
«Devant le trône, un lac de sang, sur les dalles, barrait la route; la jeune épouse qui s'avançait y mira tout à coup son visage épouvanté.
«Un pari effroyable venait de prendre fin. Les courtisans de la débauche et du crime, vautrés sur des coussins, riaient encore, en enfilant des pièces d'or au ruban de leur ceinture.
«Des femmes éventrées