Le paravent de soie et d'or. Gautier Judith
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La cloche cesse de tinter, laissant ses dernières vibrations trembler longtemps. La supérieure fait un geste et les rideaux de pourpre, s'enroulant sur eux-mêmes, remontent vers le plafond invisible.
Sur un piédestal de marbre, deux statues colossales apparaissent, deux femmes agenouillées, les mains tendues vers le ciel. L'une est vêtue d'une robe de satin jaune, l'autre d'une robe de soie rouge. Une mitre extrêmement haute, surchargée de fleurs d'or, les coiffe. De chaque côté des inscriptions disent le nom des déesses:
Sur les tables des offrandes, couvertes de vases précieux et de flambeaux allumés, les desservantes entassent des fruits et des fleurs; d'autres jettent sur les braises des grandes cassolettes de bronze, les bois odorants dont la fumée monte en minces filets qui oscillent.
Un gros livre, posé sur un pupitre, est ouvert devant la supérieure.
– Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande bataille, dit-elle, je dois vous dire le récit de la sainte mort du Prince à la Tête Sanglante.
Et en balançant un peu son corps, au rhythme de la mélopée, elle psalmodie d'une voix monotone:
«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers! Ils couvrent les sommets, les pentes, les vallées. «Les fils du Dragon viennent pour dévorer l'Annam. Ils veulent saisir les deux femmes sublimes qui leur ont infligé tant de défaites et les ont chassés du beau royaume qu'ils avaient conquis.
«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Ils atteignent l'étroit défilé qu'il faudra franchir pour entrer dans le triste pays d'Annam.
«Un seul homme est là qui barre la route, un seul homme vivant. Mais toute une foule de morts qui défendent encore leur roi, car, remis debout, ils obstruent la route et font face à l'ennemi avec des visages effroyables.
«Le vivant, c'est le prince Lée-Line, qui a juré d'arrêter toute cette armée assez longtemps pour que les deux sœurs royales puissent atteindre la rivière Cam-hé.
«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Le prince lance des flèches et fait des morts parmi eux. Et les morts ennemis qui s'entassent, barrent aussi la route.
«Des milliers de flèches volent vers le prince, mais elles ne l'atteignent pas; il les saisit au vol et les renvoie à l'ennemi, de sorte qu'il ne manque jamais de flèches.
« – C'est un prodige! crient les assaillants. Et le prodige dure jusqu'au soir.
«Alors, plein de colère, le général Ma-Vien s'avance lui-même, il franchit les morts et vient combattre le prince.
« – Je peux mourir à présent, dit Lée-Line, j'ai tenu mon serment, les deux sœurs ont atteint la rivière.
«Il lutte encore, pourtant; mais Ma-Vien le frappe de son glaive, l'atteint au cœur; puis lui tranche la tête.
«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! toute l'armée victorieuse a passé sur le corps du prince; elle s'éloigne par les pentes, par les vallées, disparaît.
«Alors le héros se relève. Il ramasse sa tête sanglante et la replace sur son cou sanglant.
«Et d'un pas rapide il marche, il marche vers la rivière de Cam-hé.
«De grosses gouttes de sang tombent sur sa route, sa tête sanglante pleure de grosses larmes rouges.
«Mais dès qu'une de ces gouttes touche la terre, un cheval ailé s'envole, l'emporte au ciel, laissant à la place où elle est tombée un bloc de pierre qui a la forme d'un cheval ailé!
«Le Prince à la Tête Sanglante a atteint la rivière de Cam-hé. Une foule d'hommes et de femmes pleurent agnouillés sur la route; ils contemplent deux mortes, couchées sur un radeau de fleurs qui lentement remonte le courant.
Ils pleurent: ils ont reconnu le roi de l'Annam et sa sœur héroïque. Ils s'efforcent d'attirer les corps sur le rivage, mais ils ne peuvent y réussir: la force de tant de bras est impuissante. «Mais le Prince à la Tête Sanglante s'avance et, aussitôt, de lui-même, le radeau de fleurs s'approche, touche la rive.
«Alors le Prince se couche aux pieds des deux saintes et sa tête sanglante roule de ses épaules.
«A la place même où eut lieu le miracle, on éleva la Pagode des Deux Princesses, qui nous abrite encore aujourd'hui et où ma voix chante pour vous.
«Les colonnes orgueilleuses élevées par le chef chinois et qui disaient: «L'Annam périra le jour où elles seront renversées», ont disparu depuis longtemps.
«Mais les noms de Ba-Tioune-Tiac et de Ba-Tioune-Nhi sont encore dans tous les cœurs, sur toutes les lèvres. Les deux héroïnes, devenues déesses, veillent sur l'Annam sans se lasser jamais.
«Car il y a aujourd'hui mille huit cent cinquante-sept années que le Prince à la Tête Sanglante vint tomber aux pieds des sœurs glorieuses.»
UNE DESCENTE AUX ENFERS
Un jour la belle Miou-Chen s'éveilla d'un long sommeil. Elle était dans une foret sauvage, couchée sur des lotus; à ses pieds dormait un tigre couleur de jade.
Tandis qu'elle promenait autour d'elle ses regards surpris, elle vit venir entre les arbres un jeune garçon à la peau brune et luisante qui portait un étendard claquetant dans l'air et froissant le feuillage.
L'enfant s'approcha d'elle, et, appuyant sur le sol la hampe de sa bannière, il la salua.
– Je viens à toi par l'ordre du seigneur des enfers, dit-il; le grand Roi de Jade admire ta sagesse, et si ton courage est sans défaillance il consent à te laisser franchir la porte de la terrible cité de Fou-Tou-Tchan et visiter son royaume.
Miou-Chen se leva sans trembler, et à travers la sombre frondaison, regarda les étroits lambeaux du ciel bleu.
– En quelque lieu que je me trouve, tant que ma vertu ne faiblira pas, le maître du ciel me protégera, dit-elle.
– Viens donc, dit le jeune garçon, en soulevant la bannière sanglante, le roi des dix enfers t'attend près du pont d'or de Pou-Tien!
Bruyamment il se fraya un chemin à travers les branches et Miou-Chen le suivit.
Ils sortirent de la foret et entrèrent dans une vallée solitaire. Après avoir marché quelque temps, Miou-Chen aperçut un homme assis sur le sol, à l'entrée d'une grotte, et elle s'arrêta surprise, car cet homme était entouré d'une bande de démons qui l'assaillaient, tandis que des scorpions escaladaient son corps. A sa gauche des êtres aux corps de léopards, aux faces effroyables, remuaient des chaînes rougies au feu et secouaient des serpents furieux. Une affreuse diablesse, les seins pendants, la tête chauve, les muscles décharnés, tenait une grenouille par la patte et avec un rire stupide et édenté la faisait gigoter devant les yeux du patient. A sa droite deux jeunes filles d'une beauté surhumaine, magnifiquement parées, mais laissant entrevoir sous leur robe une queue de renard et des pieds difformes, faisaient luire leur beau sourire et leurs regards caressants, tandis que leurs lèvres roses murmuraient de douces paroles.
Miou-Chen