Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13). Жорж Санд
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A ces idées romanesques succéda, dans les commencemens de mon mariage, la volonté de complaire à mon mari et d'être la femme de ménage qu'il souhaitait que je fusse. Les soins domestiques ne m'ont jamais ennuyée, et je ne suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent descendre de leurs nuages. Je vis beaucoup dans les nuages, certainement, et, c'est une raison de plus pour que j'éprouve le besoin de me retrouver souvent sur la terre. Souvent, fatiguée et obsédée de mes propres agitations, j'aurais volontiers dit, comme Panurge sur la mer en fureur: «Heureux celui qui plante choux! il a un pied sur la terre, et l'autre n'en est distant que d'un fer de bêche!»
Mais ce fer de bêche, ce quelque chose entre la terre et mon second pied, voilà justement ce dont j'avais besoin et ce que je ne trouvais pas. J'aurais voulu une raison, un motif aussi simple que l'action de planter choux, mais aussi logique, pour m'expliquer à moi-même le but de mon activité. Je voyais bien qu'en me donnant beaucoup de soins pour économiser sur toutes choses, comme cela m'était recommandé, je n'arrivais qu'à me pénétrer de l'impossibilité d'être économe sans égoïsme en certains cas; plus j'approchais de la terre, en creusant le petit problème de lui faire rapporter le plus possible, et plus je voyais que la terre rapporte peu et que ceux qui ont peu ou point de terre à bêcher ne peuvent pas exister avec leurs deux bras. Le salaire était trop faible, le travail trop peu assuré, l'épuisement et la maladie trop inévitables. Mon mari n'était pas inhumain et ne m'arrêtait pas dans le détail de la dépense; mais quand, au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la tête et me la faisait perdre aussi en me disant que mon revenu était de moitié trop faible pour ma libéralité, et qu'il n'y avait aucune possibilité de vivre à Nohant et avec Nohant sur ce pied-là. C'était la vérité; mais je ne pouvais prendre sur moi de réduire au strict nécessaire l'aisance de ceux que je gouvernais, et de refuser le nécessaire à ceux que je ne gouvernais pas. Je ne résistais à rien de ce qui m'était imposé ou conseillé, mais je ne savais pas m'y prendre. Je m'impatientais et j'étais débonnaire. On le savait, et on en abusait souvent.
Ma gestion ne dura qu'une année. On m'avait prescrit de ne pas dépasser dix mille francs; j'en dépensai quatorze, de quoi j'étais penaude comme un enfant pris en faute. J'offris ma démission, et on l'accepta. Je rendis mon portefeuille et renonçai même à une pension de quinze cents francs qui m'était assurée par contrat de mariage pour ma toilette. Il ne m'en fallait pas tant, et j'aimais mieux être à la discrétion de mon gouvernement que de réclamer. Depuis cette époque jusqu'en 1831, je ne possédais pas une obole, je ne pris pas cent sous dans la bourse commune sans les demander à mon mari, et quand je le priai de payer mes dettes personnelles au bout de neuf ans de mariage, elles se montaient à cinq cents francs.
Je ne rapporte pas ces petites choses pour me plaindre d'avoir subi aucune contrainte ni souffert d'aucune avarice. Mon mari n'était pas avare, et il ne me refusait rien; mais je n'avais pas de besoins, je ne désirais rien en dehors des dépenses courantes établies par lui dans la maison, et, contente de n'avoir plus aucune responsabilité je lui laissais une autorité sans limites et sans contrôle. Il avait donc pris tout naturellement l'habitude de me regarder comme un enfant en tutelle, et il n'avait pas sujet de s'irriter contre un enfant si tranquille.
Si je suis entrée dans ce détail, c'est que j'ai à dire comment, au milieu de cette vie de religieuse que je menais bien réellement à Nohant, et à laquelle ne manquaient ni la cellule, ni le vœu d'obéissance, ni celui de silence, ni celui de pauvreté, le besoin d'exister par moi-même se fit sentir. Je souffrais de me voir inutile. Ne pouvant assister autrement les pauvres gens, je m'étais faite médecin de campagne, et ma clientèle gratuite s'était accrue au point de m'écraser de fatigue. Par économie, je m'étais faite aussi un peu pharmacien, et quand je rentrais de mes visites, je m'abrutissais dans la confection des onguens et des sirops. Je ne me lassais pas du métier; que m'importait de rêver là ou ailleurs? Mais je me disais qu'avec un peu d'argent à moi, mes malades seraient mieux soignés et que ma pratique pourrait s'aider de quelques lumières.
Et puis l'esclavage est quelque chose d'anti-humain, que l'on n'accepte qu'à la condition de rêver toujours la liberté. Je n'étais pas esclave de mon mari; il me laissait bien volontiers à mes lectures et à mes juleps; mais j'étais asservie à une situation donnée, dont il ne dépendait pas de lui de m'affranchir. Si je lui eusse demandé la lune, il m'eût dit en riant: «Ayez de quoi la payer, je vous l'achète;» et si je me fusse laissée aller à dire que j'aimerais à voir la Chine, il m'eût répondu: «Ayez de l'argent, faites que Nohant en rapporte, et allez en Chine.»
J'avais donc agité en moi plus d'une fois le problème d'avoir des ressources, si modestes qu'elles fussent, mais dont je pusse disposer sans remords et sans contrôle, pour un bonheur d'artiste, pour une aumône bien placée, pour un beau livre, pour une semaine de voyage, pour un petit cadeau à une amie pauvre, que sais-je? pour tous ces riens dont on peut se priver, mais sans lesquels pourtant on n'est pas homme ou femme, mais bien plutôt ange ou bête. Dans notre société toute factice, l'absence totale de numéraire constitue une situation impossible, la misère effroyable ou l'impuissance absolue. L'irresponsabilité est un état de servage; quelque chose comme la honte de l'interdiction.
Je m'étais dit aussi qu'un moment viendrait où je ne pourrais plus rester à Nohant. Cela tenait à des causes encore passagères alors; mais que parfois je voyais s'aggraver d'une manière menaçante. Il eût fallu chasser mon frère, qui, gêné par une mauvaise gestion de son propre bien, était venu vivre chez nous par économie, et un autre ami de la maison pour qui j'avais, malgré sa fièvre bachique, une très véritable amitié; un homme qui, comme mon frère, avait du cœur et de l'esprit à revendre, un jour sur trois, sur quatre, ou sur cinq, selon le vent, disaient-ils. Or, il y avait des vents salés qui faisaient faire bien des folies, des figures salées qu'on ne pouvait rencontrer sans avoir envie de boire, et quand on avait bu, il se trouvait que, de toutes choses, le vin était encore la plus salée. Il n'y a rien de pis que des ivrognes spirituels et bons, on ne peut se fâcher avec eux. Mon frère avait le vin sensible, et j'étais forcée de m'enfermer dans ma cellule pour qu'il ne vînt pas pleurer toute la nuit, les fois où il n'avait pas dépassé une certaine dose qui lui donnait envie d'étrangler ses meilleurs amis. Pauvre Hippolyte! Comme il était charmant dans ses bons jours, et insupportable dans ses mauvaises heures! Tel qu'il était, et malgré des résultats indirects plus sérieux que ses radotages, ses pleurs et ses colères, j'aimais mieux songer à m'exiler qu'à le renvoyer. D'ailleurs, sa femme habitait avec nous aussi, sa pauvre excellente femme qui n'avait qu'un bonheur au monde, celui d'être d'une santé si frêle qu'elle passait dans son lit plus de temps que sur ses pieds, et qu'elle dormait d'un sommeil assez accablé pour ne pas trop s'apercevoir encore de ce qui se passait autour de nous.
Dans la vue de m'affranchir et de soustraire mes enfans à de fâcheuses influences, un jour possibles; certaine qu'on me laisserait m'éloigner, à la condition de ne pas demander le partage, même très inégal, de mon revenu, j'avais tenté de me créer quelque petit métier. J'avais essayé de faire des traductions: c'était trop long, j'y mettais trop de scrupule et de conscience; des portraits au crayon ou à l'aquarelle, en quelques heures: je saisissais très bien la ressemblance, je ne dessinais pas mal mes petites têtes, mais cela manquait d'originalité: de la couture; j'allais vite, mais je ne voyais pas assez fin, et j'appris que cela rapporterait tout au plus dix sous par jour: des modes; je pensais à ma mère, qui n'avait