Tamaris. Жорж Санд
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– Je vous crois parfaitement; mais permettez-moi de vous dire…
– Ce que vous allez me dire, je le sais! je me le suis dit à moi-même. J'ai eu tort, grand tort de rendre quelques visites à mademoiselle Roque. Écoutez l'aventure, elle n'est pas compliquée.
»Un soir, il y a six semaines, en revenant seul de chez Pasquali, c'était trois jours après la mort tragique du vieux Roque, j'entendis des cris effroyables partir de la bastide. Je crus qu'on assassinait les femmes restées seules en cette maison en deuil. Je ne fis qu'un saut; j'enfonçai la porte d'un coup de poing, et je vis Nama pour la première fois. Étendue sur un tapis avec sa vieille négresse, elle était vêtue d'une courte tunique de laine blanche, les cheveux épars, belle comme une statue grecque…
– Sauf l'embonpoint?
– C'est vrai; mais la tête, les bras, les épaules, les pieds;… enfin elle est très-belle; vous ne le niez pas?
– Je ne le nie pas. Continuez.
– Je vous ai dit que je ne l'avais jamais vue. Je ne savais donc pas à quel point elle est musulmane, et combien, malgré une éducation à moitié catholique, elle a conservé les usages, les idées religieuses et jusqu'aux rites orientaux. Elle était là, je ne peux pas dire pleurant, mais criant son père à la manière antique; c'était comme une cérémonie qui devait durer un certain nombre d'heures, de jours ou de semaines.
»Mon apparition l'effraya un peu. La négresse s'enfuit tout à fait épouvantée. J'allais me retirer, lorsque Nama me retint d'un geste, me montrant un siége, et semblant me prier d'attendre qu'elle eût fini ses lamentations. J'aurais dû m'en aller; mais ce spectacle me parut si curieux à observer sur la terre française, que je restai immobile et très-respectueux, je vous assure, à la regarder et à l'écouter. Elle parlait tout haut, en je ne sais quelle langue, et je devinais à sa pantomime et à son accent quelque étrange et saisissante improvisation. C'était entrecoupé de sanglots tragiques et de hurlements sauvages. Il y avait des poses superbes, des larmes plutôt gémies que pleurées, une douleur parlée plutôt que sentie; c'était beau comme une scène de Sophocle ou d'Eschyle, ou, encore mieux, comme un chant de l'Iliade; c'était naïf en même temps qu'emphatique.
»Je fus très-ému sans que mon cœur fût précisément attendri. Ces cris et ces soupirs, qui durèrent encore une demi-heure, me causaient une excitation nerveuse que je ne peux guère définir, car les sens n'y étaient pour rien. Quelque bizarre que fût cette manifestation de ses regrets, je ne pouvais pas oublier un seul instant que c'était une fille pleurant son père enseveli la veille.
»D'ailleurs, le cadre de la scène était lugubre. J'ai horreur du suicide, je ne le comprends pas; j'aime la vie, j'en ai toujours savouré le bienfait, en me reprochant de n'en pas savoir assez de gré au divin pouvoir qui l'a inventée. Cette chambre à demi éclairée par une lampe, ces murs blancs chargés d'ornements rouges que par moments je prenais pour des taches de sang, cette belle fille arrachant ses cheveux et meurtrissant sa poitrine et ses bras, c'était beau, mais ce n'était pas gai.
»Quand minuit sonna, elle s'apaisa tout à coup; mais, comme je craignais, en la voyant immobile, qu'elle ne se fût évanouie, je la pris dans mes bras et je la portai sur le divan, où elle resta inerte et comme épuisée pendant quelques instants. Puis, sortant comme d'un rêve et véritablement égarée, elle se jeta à mes pieds, voulut embrasser mes genoux et baiser mes mains en me suppliant de ne pas la chasser de la maison de son père.
»Je n'y comprenais rien. La vieille négresse rentra avec une couverture rayée dont elle enveloppa sa maîtresse et un verre d'eau qu'elle lui fit boire. Elle s'en alla de nouveau et revint encore avec des gâteaux qu'elle la pressa de manger, et, comme elle m'en offrait aussi, et que je refusais, Nama me supplia, en s'agenouillant de nouveau, de partager son repas.
»Je voulus faire des questions; on me fit signe que l'on était condamné à garder le silence, et que, par decorum, je devais le garder aussi. Je mangeai donc d'un air hébété des pâtisseries préparées par la négresse. On me fit prendre du café, on m'alluma un cigare qu'on me mit dans la main, puis on me montra la porte d'un air abattu et respectueux en me disant: A demain. Comme je me retournais pour saluer, je vis les deux femmes, qui avaient fort bien mangé, se recoucher sur le tapis et se mettre en devoir de recommencer leur scène de désespoir. Elles s'étaient donné des forces pour accomplir jusqu'au bout cette solennité.
»Arrivé à l'endroit où nous nous sommes rencontrés tout à l'heure, j'entendais encore des accents de désolation. Un peu plus loin, je vis de la lumière à la fenêtre d'un maraîcher du faubourg de la Seyne. La fenêtre était ouverte, et j'entendis une voix d'homme dire à sa femme, probablement réveillée par ces cris:
» – Rien, rien! Ce sont les sorcières de la bastide Roque qui font leur sabbat. Ferme donc la fenêtre!
»J'aurais dû ne pas retourner à cette bastide maudite. J'y retournai, poussé par la curiosité, par l'imagination, si vous voulez; j'y retournai le soir, avec mystère, m'avisant bien de cette idée que je ne devais pas compromettre mademoiselle Roque. Ce fut effectivement mademoiselle Roque, et non plus Nama que je vis ce soir-là. Il paraît que le rite était accompli quand j'arrivai. On m'attendait. Le café était servi. Mademoiselle Roque, parlant patois et vêtue à la française, grave, froide et polie, s'expliqua, et je vis alors, à ses discours, qu'elle me prenait pour vous.
– Pour moi?
– Oui. Elle avait appris vaguement, le lendemain de la mort de son père, qu'elle n'héritait que de la moitié de son avoir, qu'un parent avait droit au reste et viendrait probablement bientôt s'occuper de vente. Elle avait supposé que l'étranger arrivé si brusquement chez elle vers minuit ne pouvait être qu'un héritier pressé de réclamer, et, ne sachant pas si vous ne lui contesteriez point la bastide, elle vous suppliait de la lui laisser.
»Quand j'eus réussi à lui faire comprendre que je n'étais pas vous, mais que je vous connaissais, elle me pria de vous parler d'elle. Il me semblait avoir entendu dire que la maison lui était spécialement réservée; mais je n'en étais pas sûr, et je promis de le lui faire savoir le lendemain. Quant à elle, consternée et comme stupéfiée par le suicide de son père, elle n'avait absolument rien compris à la communication qui lui avait été faite du testament, et elle avait peut-être regardé comme indigne de sa fierté de se faire expliquer quoi que ce soit. Je questionnai Aubanel comme par rapport à vous, et, sans lui rien dire de mes deux entrevues avec mademoiselle Roque, je sus qu'elle n'avait rien à craindre de ce qu'elle redoutait, et je pensai à lui écrire; mais je ne sais pas écrire en indien, et j'avais découvert qu'elle ne savait pas lire le français. On n'a aucune idée de l'abandon intellectuel où son père l'a laissée vivre. Sans sa mère, qui lui a appris le peu qu'elle sait, et les enfants du fermier, qui lui ont parlé provençal, elle n'eût su, je crois, s'exprimer dans aucune langue.
– Elle parle pourtant un français assez correct.
– Elle est fort intelligente à certains égards, et sa douceur cache une grande force de volonté. Elle a toujours compris le français, mais elle s'obstiqait à ne pas le parler. Quand elle a vu que je ne trouvais pas grand charme à notre dialecte méridional, dont la musique est si rude et les intonations si vulgaires, elle s'est résolue à parler français, et ceci a été l'affaire de quelques jours, une sorte de prodige qu'elle n'a pas su m'expliquer et dont je n'ai pu me rendre compte.
– L'amour?
– Oui, l'amour! C'est très-ridicule à dire, mais il faut bien que je le dise, puisque je suis ici pour