Le second rang du collier. Gautier Judith
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Là-dessus, les deux directeurs l'accablaient de reproches affectueux: comment pouvait-il s'imaginer, qu'étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu'ils iraient en voiture?..
– Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.
– Me prends-tu pour un pignouf? clamait Turgan; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j'aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde?.. D'abord tu n'auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur: nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t'apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.
Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses; mais il était forcé de reconnaître qu'habiter une petite maison à soi avait un certain charme; que l'absence de voisins, et surtout l'abolition du concierge étaient à considérer; de plus, la distance débarrasserait des importuns, et Neuilly comptait déjà des habitants de choix… Le petit Dumas, comme on appelait toujours Alexandre Dumas fils, y habitait; Charles Baudelaire avait un pied-à-terre mystérieux dans l'avenue même; Edmond About se faisait installer un grand chalet du coté de Longchamp; sans parler de nobles mondaines qui venaient passer l'été dans leurs propriétés et organisaient des fêtes fort agréables.
Mon père finit par céder: il donna congé de l'appartement, après avoir visité la petite maison qui était à louer au n° 32 rue de Longchamp, et que Turgan avait découverte.
Elle était bien lointaine, bien petite, bien médiocre; mais le jardin était très séduisant, et mon père signa le bail qui l'exilait de Paris.
Ce fut par un après-midi d'avril ensoleillé que nous quittâmes l'appartement, bouleversé et à moitié vide déjà, de la rue de la Grange-Batelière. Un fiacre à deux chevaux nous attendait au bord du trottoir, sur lequel beaucoup de nos meubles en désarroi, parmi une jonchée de paille, gênaient la circulation.
Les colis les plus précieux furent placés sur la voiture; Annette, la cuisinière, chargée d'un lourd panier contenant un dîner tout prêt, s'assit à coté du cocher; ma mère, ma sœur et moi nous montâmes dans la voiture, où Marianne, notre femme de chambre alsacienne, nous rejoignit bientôt; elle portait avec la plus grande sollicitude et toutes sortes de précautions, don Pierrot de Navarre, l'angora blanc chéri de tous, enfermé dans un panier.
Le véhicule pesant gagna les boulevards, grimpa, sans hâte, l'avenue des Champs-Elysées, atteignit enfin l'avenue de Neuilly, où il se traîna. Don Pierrot, qui en était à son premier voyage, disait son angoisse en quelques miaulements plaintifs, et le cocher se retournait vers nous pour demander d'une voix enrouée où était la rue de Longchamp.
– C'est la dernière à gauche, avant le pont de Neuilly! criait ma mère.
Ma sœur et moi nous n'avions pas vu la maison, nous ne savions pas où nous allions; mais nous étions bien amusées par la nouveauté. Cette avenue, si large, si longue et si déserte, nous paraissait imposante.
Enfin la voiture tourna; le point de vue changea brusquement et d'une façon peu agréable; le cocher retint ses chevaux, qui trébuchaient, sur une pente raide, dont les pavés inégaux nous cahotèrent violemment: on s'engageait dans une rue étroite, entre des maisons basses, noires et sordides, hors desquelles le bruit, peu habituel, d'une voiture fit surgir des femmes en camisole et une nombreuse marmaille ébahie.
Mais bientôt ce pâté de maisons ouvrières fut dépassé, la pente se nivela et l'on roula, plus doucement, sur de la terre battue. A droite, des murs de jardins et des maisonnettes bourgeoises. A gauche, à perte de vue, un parc verdoyant, clôturé seulement par un muret surmonté d'un treillage vermoulu: ce sont là les jardins de la fameuse maison d'aliénés du docteur Pinel. Devant le muret, un fossé se creuse tout empli d'arbustes, d'acacias et d'herbes folles; sous les orties et les ciguës en fleur, de vieux tessons et des débris de vaisselle miroitent.
Le fiacre s'arrêta, de l'autre côté de la rue, et nous sautâmes vite sur l'étroit trottoir, bosselé de gros pavés qui vous tortillaient les pieds, très impatientes de voir enfin notre nouveau logis.
Il est plus banal encore que nous n'avions pu l'imaginer: la maison s'aligne le long du trottoir, et la porte à deux battants, peinte en vert, s'ouvre, au ras du sol, entre deux fenêtres; mais celle de droite n'est là que pour la symétrie: c'est une fausse fenêtre dont les volets clos, peints en blanc, ne s'ouvrent pas. Des barreaux protègent celle de gauche contre l'escalade facile, qui ne serait qu'une enjambée. Un revêtement de pierraille spongieuse jaune et roussâtre, hérisse le mur à hauteur d'homme: c'est le seul essai d'ornement sur le blanc gris de la façade. Au premier, trois fenêtres, avec des persiennes, au lieu de volets pleins comme au rez-de-chaussée; puis, au-dessus, des mansardes. D'un côté, la maison joint un mur percé d'une grille en fer, que flanquent deux piliers, et d'une petite porte qui donne sur la cour.
Celle de la maison est grande ouverte, pour le va-et-vient des déménageurs, et, aussitôt qu'on l'a franchie, la disposition du logis est comprise d'un coup d'œil. C'est très simple: le vestibule et l'escalier le partagent en deux; à gauche, le salon, qui occupe toute l'épaisseur de l'édifice, – ce qui n'est pas encore grand'chose; – à droite, deux portes, celle de la cuisine d'abord, puis celle de la salle à manger; au fond, l'escalier.
– Montez don Pierrot là-haut, sans ouvrir le panier! crie ma mère, qui règle avec le cocher.
Au premier, sur un petit palier, trois portes, deux à droite, une seule à gauche: c'est par celle-ci que nous entrons dans la pièce qui va être la chambre de mon père. Tout de suite, du côté opposé à la façade, une glace sans tain, au-dessus de la cheminée, attire les regards: c'est un lumineux tableau de verdure; de grands peupliers sur le ciel bleu, un fouillis de feuillages nuancés…
Vite, un tour de clé à la porte, pour que don Pierrot ne se sauve pas, et nous dégringolons l'escalier, afin de nous jeter dans cet inconnu, de prendre possession du jardin. C'est par la salle à manger qu'on y accède: une double porte vitrée, juste au-dessous de la glace sans tain que nous venons de voir, s'ouvre sur la cour. De ce côté, la cour devient terrasse, une terrasse large, très longue, pavée, et bordée, sur le jardin en contrebas, par un mur, qui forme parapet, à droite et à gauche d'un escalier de pierre. Du haut des marches, on embrasse le jardin dans son ensemble: il paraît immense, un parc infini: car les petits treillages, verdis de mousse, qui le limitent, sont invisibles. L'escalier, assez raide, descend entre deux talus de gazon; des vases de fonte l'ornent de marche en marche.
En bas, au bord d'une pelouse toute neuve, d'un vert délicieusement tendre, un cerisier a des fleurs, ce qui nous arrache des cris de joie; puis nous nous lançons en courant sur la pente douce de l'allée. Tout est fin et léger encore, beaucoup d'arbres n'ont presque pas de feuilles et, à travers le réseau des branches, on voit des lointains de verdures plus claires, des taillis, des pelouses, de grands arbres magnifiques, des fuites de perspectives attirantes, mais qui garderont leur mystère puisqu'elles appartiennent à des enclos voisins.
Là-bas, tout au fond, la Seine doit couler derrière la colonnade des hauts peupliers.
Un bonhomme, à dos rond, qui ratisse le gravier des allées, nous salue d'un clignement d'yeux. Ce