Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal

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Vie de Henri Brulard, tome 2 - Stendhal

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fit associé libre de l'Académie des Sciences. Ces trois hommes de beaucoup d'esprit, de finesse et certainement au premier rang des conseiller d'Etat et des préfets, n'avaient, jamais vu cette petite figure de géométrie inventée par moi22, simple auditeur, il y a un mois.

      Si, en arrivant à Paris, le pauvre M. Dubois, qui se nomma Fontanelle23, avait trouvé une pension de cent louis à condition d'écrire (comme Beethoven vers 1805, à Vienne), il eût cultivé le Beau, c'est-à-dire imité non la nature, mais Voltaire.

      Au lieu de cela, il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide24 et, bien pis, des livres anglais. Cet excellent homme me donna l'idée d'apprendre l'anglais et me prêta le premier volume de Gibbon25, et je vis à cette occasion qu'il prononçait: Té istory of té fall. Il avait appris l'anglais sans maître, à cause de la pauvreté, et à coups de dictionnaire.

      Je n'ai appris l'anglais que bien des années après, quand j'inventai d'apprendre par cœur les quatre premières pages du Vicaire de Wakefield (Ouaikefilde). Ce fut, ce me semble, vers 1805. Quelqu'un a eu la même idée à Rome26, je crois, et je ne l'ai su qu'en 1815, quand j'accrochai quelques Edinburg Reviews en Allemagne.

      M. Dubois-Fontanelle était presque perclus de goutte, ses doigts n'avaient plus de forme, il était poli, obligeant, serviable, du reste son caractère avait été brisé par l'infortune constante.

      Le Journal des Deux-Ponts ayant été conquis par les armées de la Révolution, M. Dubois ne devint point aristocrate pour cela, mais, chose singulière, resta toujours citoyen français. Ceci paraîtra simple vers 1880, mais n'était rien moins qu'un miracle en 1796.

      Voyez mon père qui, à la Révolution, gagnait de prendre rang par ses talents, qui fut premier adjoint faisant fonctions de maire de Grenoble, chevalier de la Légion d'honneur, et qui abhorrait cette Révolution qui l'avait tiré de la crotte.

      Le pauvre et estimable M. Fontanelle, abandonné par son journal, arriva à Grenoble avec sa grosse femme allemande qui, malgré son premier métier, avait des manières basses et peu d'argent. Il fut trop heureux d'être professeur, logé, et alla même occuper un appartement à l'angle sud-ouest de la cour du Collège, avant qu'il ne fût terminé27.

      En B était sa belle édition de Voltaire in-8°, de Kehl, le seul de ses livres que cet excellent homme ne prêtât pas. Ses livres avaient des notes de son écriture, heureusement presque impossible à lire sans loupe. Il m'avait prêté Emile et fut fort inquiet parce que, à cette folle déclamation de J. – J. Rousseau: «La mort de Socrate est d'un homme, celle de Jésus-Christ est d'un Dieu», il avait joint un papillon(bout de papier collé) fort raisonnable et fort peu éloquent, et qui finissait par la maxime contraire.

      Ce papillon lui eût beaucoup nui, même aux yeux de mon grand-père. Qu'eût-ce été si mon père l'eût vu? Vers ce temps, mon père n'acheta pas le Dictionnaire de Bayle, à la vente de notre cousin Drier (homme de plaisir), pour ne pas compromettre ma religion, et il me le dit.

      M. Fontanelle était trop brisé par le malheur et par le caractère de sa diablesse de femme pour être enthousiaste, il n'avait pas la moindre étincelle du feu de M. l'abbé Ducros; aussi n'eut-il guère d'influence sur mon caractère.

      Il me semble que je suivis le cours avec ce petit jésuite28 de Paul-Emile Teisseire. le gros Marquis (bon et fat jeune homme riche de Rives ou de Moirans), Benoît, bon enfant qui se croyait sincèrement un Platon parce que le médecin Clapier lui avait enseigné l'amour (de l'évêque de Clogher).

      Cela ne nous faisait pas horreur parce que nos parents en auraient eu horreur, mais cela nous étonnait. Je vois aujourd'hui que ce que nous ambitionnions était la victoire sur cet animal terrible: une femme aimable, juge du mérite des hommes, et non pas le plaisir. Nous trouvions le plaisir partout. Le sombre Benoît ne fit aucun prosélyte.

      Bientôt le gros Marquis, un peu mon parent, ce me semble, ne comprit plus rien au cours et nous laissa. Il me semble que nous avions aussi un Penet, un ou deux Gauthier, minus habens sans conséquence29.

      Il y eut à ce cours, comme à tous les autres, un examen au milieu de l'année. J'y eus un avantage marqué sur ce petit jésuite30 de Paul-Emile, qui apprenait tout par cœur et qui, pour cette raison, me faisait grand peur; car je n'ai aucune mémoire.

      Voilà un des grands défauts de ma tête: je rumine sans cesse sur ce qui m'intéresse; à force de le regarder dans des positions d'âme différentes, je finis par y voir du nouveau, et je le fais changer d'aspect.

      Je tire les tuyaux de lunette dans tous les sens, ou je les fais rentrer, suivant l'image employée par M. de Tracy (voir la Logique).

      Ce petit jésuite de Paul-Emile, avec son ton doucereux et faux, me faisait grande peur pour cet examen. Heureusement, un M. Tortelebeau31, de Vienne, membre de l'Administration départementale, me poussa des questions. Je fus obligé d'inventer des réponses et je l'emportai sur Paul-Emile, qui seulement savait par cœur le sommaire des leçons du cours.

      Dans ma composition écrite, il y eut même une espèce d'idée à propos de J. – J. Rousseau et des louanges qu'il méritait32.

      Tout ce que j'apprenais aux l[eçons] de M. Dubois-Fontanelle était, à mes yeux, comme une science extérieure ou fausse.

      Je me croyais du Génie, – où diable avais-je pris cette idée? – du génie pour le métier de Molière et de Rousseau.

      Je méprisais sincèrement et souverainement le talent de Voltaire: je le trouvais puéril. J'estimais sincèrement Pierre Corneille, l'Arioste, Shakespeare, Cervantes et, en paroles, Molière. Ma peine était de les mettre d'accord.

      Mon idée sur le beau littéraire, au fond, est la même qu'en 1796. mais chaque six mois elle se perfectionne, ou, si l'on veut, elle change un peu.

      C'est le travail unique de toute ma vie.

      Tout le reste n'a été que gagne-pain, gagne-pain joint à un peu de vanité de le gagner aussi bien qu'un autre; j'en excepte l'Intendance à Brunswick après le départ de Martial. Il y avait l'attrait de la nouveauté et le blâme exprimé par M. Daru à l'intendant de Magdebourg, M. Chaalons, ce me semble.

      Mon beau idéal littéraire a plutôt l'apport à jouir des œuvres des autres et à les estimer, à ruminer sur leur mérite, qu'à écrire moi-même.

      Vers 1794, j'attendais niaisement le moment du génie, à peu près comme la voix de Dieu parlant du buisson ardent à Moïse. Cette nigauderie m'a fait perdre bien du temps, mais peut-être m'a empêché de me contenter du demi-plat, comme font tant d'écrivains de mérite (par exemple, M. Loïs Weymar).

      Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau idéal littéraire, je suis assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M. Villemain est assiégé par des formes de phrases; et ce qu'on appelle un poète, un Delille, un Racine, par des formes de vers.

      Corneille

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<p>22</p>

cette petite figure de géométrie inventée par moi …– Suit la figure géométrique annoncée. C'est un carrefour de six routes au milieu duquel se trouve l'homme, en «A, moment de la naissance». A droite, en «R, route de l'argent: Rotschild» et en «P, route des bons préfets et conseillers d'Etat: MM. Daru, Rœderer, Français, Beugnot»; au milieu, une seule route est dénommée, la «route de la considération publique»; à gauche s'ouvrent en «L, route de l'art de se faire lire: Le Tasse, J. – J. Rousseau, Mozart», et en «F, route de la folie». Quatre d'entre elles (Argent, Bons Préfets et Conseillers d'Etat, Considération publique et Folie) sont dénommées: «B, routes prises à sept ans, souvent à notre insu. Il est souverainement absurde de vouloir, à cinquante ans, laisser la route R et la route P pour la route L. Frédéric II ne s'est guère fait lire, et dès vingt ans il songeait à la route L.»(Voir notre reproduction du fol. 454 du manuscrit.)

<p>23</p>

Fontanelle.– Dubois-Fontanelle était nommé M. de Fontanelle dans le monde littéraire de son temps. (Voir, par exemple, les Mémoires secrets de Bachaumont.)

<p>24</p>

il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide …– Dubois-Fontanelle donna sept éditions de sa traduction des Métamorphoses entre 1762 et 1806.

<p>25</p>

le premier volume de Gibbon …– L'ouvrage de Gibbon, dont la première édition, en six volumes, parut entre 1776 et 1788, porte le titre suivant: The history of the décline and the Fall of the roman Empire.

<p>26</p>

Quelqu'un a eu la même idée à Rome …– Ms.: «Erom.»

<p>27</p>

… à l'angle sud-ouest de la cour du Collège …– Suit un plan sommaire indiquant l'appartement de Dubois-Fontanelle. Le point B, où se trouvait l'édition de Voltaire, est situé dans son cabinet. Un autre plan, au verso du fol. 459, indique l'appartement de Dubois-Fontanelle et plusieurs salles du collège, notamment celle du cours de belles-lettres.

<p>28</p>

avec ce petit jésuite …– Ms.: «Tejé.»

<p>29</p>

… minus habens sans conséquence.– Au verso du fol. 461, on lit: «En une heure et demie, de 450 à 461, onze pages.»

<p>30</p>

ce petit jésuite …– Ms.: «Tejé.»

<p>31</p>

M. Tortelebeau … —Père de feu Mme la comtesse Français de Nantes. (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>32</p>

des louanges qu'il méritait.– Suit un blanc de plusieurs lignes.