Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal
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Comme donc mon idée de perfection a changé tous les six mois, il m'est impossible de noter ce qu'elle était vers 1795 ou 1796, quand j'écrivais un drame dont j'ai oublié le nom. Le personnage principal s'appelait Picklar peut-être et était peut-être pris à Florian.
La seule chose que je voie clairement, c'est que, depuis quarante-six33 ans, mon idéal est de vivre à Paris, dans un quatrième étage, écrivant un drame ou un livre.
Les bassesses infinies et l'esprit de conduite nécessaire pour faire jouer un drame m'ont empêché d'en faire, bien malgré moi; il n'y a pas huit jours que j'en avais des remords abominables. J'en ai esquissé plus de vingt, toujours trop de détails, et trop profonds, trop peu intelligibles pour le public bête comme M. Ternaux, dont la révolution de 1789 a peuplé le parterre et les loges.
Quand, par son immortel pamphlet Qu'est-ce que le Tiers? Nous sommes à genoux, levons-nous, M. l'abbé Sieyès porta le premier coup à l'aristocratie politique, il fonda sans le savoir l'aristocratie littéraire. (Cette idée m'est venue en novembre 1835), faisant une préface à de Brosses34 qui a choqué Colomb.)
CHAPITRE XXXII 35
J'avais donc un certain beau littéraire dans la tête en 1790 ou 1797, quand je suivais le cours de M. Dubois-Fontanelle; ce beau était fort différent du sien. Le trait le plus marquant de cette différence était mon adoration pour la vérité tragique et simple de Shakespeare, contrastant avec la puérilité emphatique de Voltaire.
Je me souviens, entre autres, que M. Dubois nous récitait avec enthousiasme de certains vers de Voltaire ou de lui, où il y avait: dans la plaie … retournant le couteau. Ce mot couteau me choquait à fond, profondément, parce qu'il appliquait mal ma règle, mon amour pour la simplicité. Je vois ce pourquoi aujourd'hui; j'ai senti vivement toute ma vie, mais je ne vois le pourquoi que longtemps après.
Hier seulement, 18 janvier 1836, fête de la catedra de Saint-Pierre, en sortant de Saint-Pierre à quatre heures, et, me retournant pour regarder le dôme, pour la première fois de ma vie je l'ai regardé comme on regarde un autre édifice: j'y ai vu le balcon de fer du tambour, je me suis dit: je vois ce qui est pour la première fois; jusqu'ici je l'ai regardé comme on regarde la femme qu'on aime. Tout m'en plaisait (je parle du tambour et de la coupole), comment aurais-je pu y trouver des défauts?
Voilà que par un autre chemin, un autre côté, je reviens à avoir la vue de ce défaut que j'ai noté plus haut dans ce mien véridique récit, le manque de sagacité.
Mon Dieu! comme je m'égare! J'avais donc une doctrine intérieure quand je suivais le cours de M. Dubois, je n'apprenais tout ce qu'il me disait que comme une fausseté utile. Quand il blâmait Shakespeare surtout, je rougissais intérieurement.
Mais j'apprenais d'autant mieux cette doctrine littéraire que je n'en étais pas enthousiaste.
Un de mes malheurs a été de ne pas plaire aux gens dont j'étais enthousiaste (exemple Mme Pasta et M. de Tracy); apparemment, je les aimais à ma manière et non à la leur.
De même, je manque souvent l'exposition d'une doctrine que j'adore: on me contredit, les larmes me viennent aux yeux, et je ne puis plus parler. Je dirais, si je l'usais: Ah! vous me percez le cœur! Je me souviens de deux exemples bien frappants pour moi:
1° Louange du Corrège à propos de Prud'hon, parlant à Mareste dans le Palais-Royal, et allant à un pique-nique avec MM. Duvergier de Hauranne, l'aimable Dittmer et le vilain Cavé.
Le second, parlant de Mozart à MM. Ampère et Adrien de Jussieu, en revenant de Naples vers 1832 (un mois après le tremblement de terre qui a écorné Foligno).
Littérairement parlant, le cours de M. Dubois36 (imprimé depuis en quatre volumes par sou petit-fils, Ch. Renauldon) me fut utile comme me donnant une vue complète du champ littéraire et empêchant mon imagination d'en exagérer les parties inconnues, comme Sophocle, Ossian. etc.
Ce cours fut très utile à ma vanité en confirmant les autres définitivement dans l'opinion qui me plaçait dans les sept à huit garçons d'esprit de l'Ecole. Il me semble toutefois que Grand-Dufay était placé avant moi; j'ai oublié le nom des autres.
L'âge d'or de M. Fontanelle le temps dont il parlait avec attendrissement, c'était son arrivée à Paris vers 1750. Tout était plein alors du nom de Voltaire et des ouvrages qu'il envoyait sans cesse de Ferney. (Etait-il déjà à Ferney?)
Tout cela manquait son effet sur moi, qui abhorrais la puérilité de Voltaire dans l'histoire et sa basse envie contre Corneille; il me semble que dès cette époque j'avais remarqué le ton prêtre du Commentaire de Voltaire dans la belle édition de Corneille avec estampes, qui occupait un des hauts rayons de la bibliothèque fermée de glaces de mon père à Claix, bibliothèque dont je volais la clef et où j'avais découvert, ce me semble, la Nouvelle-Héloïse quelques années avant, et certainement depuis Grandisson37, que je lisais en fondant en larmes de tendresse dans un galetas du second étage de la maison de Claix, où je me croyais en sûreté.
M. Jay, ce grand hâbleur, si nul comme peintre, avait un talent marqué38 pour allumer l'émulation la plus violente dans nos cœurs et, à mes yeux maintenant, c'est là le premier talent d'un professeur. Combien je pensais différemment vers 1796! J'avais le culte du génie et du talent.
Un fantasque faisant tout par à coup, comme en agit d'ordinaire un homme de génie, n'eût pas eu quatre cents ou trois cent cinquante élèves, comme M. Jay.
Enfin, la rue Neuve était encombrée quand nous sortions de son cours, ce qui redoublait les airs importants et emphatiques du professeur39.
Je fus ravi, comme du plus difficile et du plus bel avancement possible, quand, vers le milieu d'une année, ce me semble. M. Jay me dit avec son air majestueux et paterne:
«Allons, monsieur B[eyle], prenez votre carton et allez, allez vous installer à la Bosse40.»
Ce mot: monsieur, d'un usage si fréquent à Paris, était tout-à-fait insolite à Grenoble, en parlant à un enfant, et m'étonnait toujours, à moi adressé.
Je ne sais pas si je dus cet avancement à quelque mot de mon grand-père adressé à M. Jay ou à mon mérite à faire des hachures bien parallèles dans la classe des Académies, où depuis peu j'avais été admis. Le fait est qu'il surprit moi et les autres.
Admis parmi les douze ou quinze bosses, mes dessins aux crayons noirs et blancs, d'après les têtes de Niobé et de Démothène (ainsi nommées par nous), surprirent M. Jay, qui avait l'air scandalisé de me trouver autant de talent qu'aux autres. Le plus fort de cette classe était un M. Ennemond Hélie (depuis notaire en cour); c'était l'homme le pins froid, il avait été, disait-on, à l'armée. Ses ouvrages tendaient, au genre de Philippe de Champaigne, mais c'était un homme et non un enfant, comme nous autres, il y avait de l'injustice à le faire concourir avec nous.
Bientôt à la Bosse j'obtins un prix. Nous l'obtînmes à deux ou trois,
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