Le Ventre de Paris. Emile Zola

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Le Ventre de Paris - Emile Zola

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stupide, il s'arrêta, il s'abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres; il ne fut plus qu'une chose battue, roulée, au fond de la mer montante.

      Une grande lâcheté l'envahissait. Il aurait mendié. Sa sotte fierté de la nuit l'exaspérait. S'il avait accepté l'aumône de madame François, s'il n'avait point eu peur de Claude comme un imbécile, il ne se trouverait pas là, à râler parmi ces choux. Et il s'irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, rue Pirouette. À cette heure, il était seul, il pouvait crever, sur le pavé, comme un chien perdu.

      Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d'un portique de lumière; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L'énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n'était plus qu'un profil sombre sur les flammes d'incendie du levant. En haut, une vitre s'allumait, une goutte de clarté roulait jusqu'aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d'or volante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière repliait ses grilles; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient; toutes les voix donnaient, et l'on eût dit l'épanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait se traîner et se grossir dans l'ombre. À droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C'était la marée, c'étaient les beurres, c'était la volaille, c'était la viande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s'ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des pâleurs de l'aube. Les coeurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s'éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il l'avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre; elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l'estomac écrasé par tout ce qu'il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

      Il était arrivé à une allée plus large. Deux femmes, une petite vieille et une grande sèche, passèrent devant lui, causant, se dirigeant vers les pavillons.

      – Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget? demanda la grande sèche.

      – Oh! madame Lecoeur, si on peut dire… Vous savez, une femme seule. Je vis de rien… J'aurais voulu un petit chou-fleur, mais tout est si cher… Et le beurre, à combien, aujourd'hui?

      – Trente-quatre sous… J'en ai du bien bon. Si vous voulez venir me voir…

      – Oui, oui, je ne sais pas, j'ai encore un peu de graisse…

      Florent, faisant un effort suprême, suivait les deux femmes. Il se souvenait d'avoir entendu nommer la petite vieille par Claude, rue Pirouette; il se disait qu'il la questionnerait, quand elle aurait quitté la grande sèche.

      – Et votre nièce? demanda mademoiselle Saget.

      – La Sarriette fait ce qu'il lui plaît, répondit aigrement madame Lecoeur. Elle a voulu s'établir. Ça ne me regarde plus. Quand les hommes l'auront grugée, ce n'est pas moi qui lui donnerai un morceau de pain.

      – Vous étiez si bonne pour elle… Elle devrait gagner de l'argent; les fruits sont avantageux, cette année… Et votre beau-frère?

      – Oh! lui…

      Madame Lecoeur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en dire davantage.

      – Toujours le même, hein? continua mademoiselle Saget. C'est un bien brave homme… Je me suis laissé dire qu'il mangeait son argent d'une façon…

      – Est-ce qu'on sait s'il mange son argent! dit brutalement madame Lecoeur. C'est un cachotier, c'est un ladre, c'est un homme, voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait crever plutôt que de me prêter cent sous… Il sait parfaitement que les beurres, pas plus que les fromages et les oeufs, n'ont marché cette saison. Lui, vend toute la volaille qu'il veut… Eh bien, pas une fois, non, pas une fois, il ne m'aurait offert ses services. Je suis bien trop fière pour accepter, vous comprenez, mais ça m'aurait fait plaisir.

      – Eh! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselle Saget, en baissant la voix.

      Les deux femmes se tournèrent, regardèrent quelqu'un qui traversait la chaussée pour entrer sous la grande rue couverte.

      – Je suis pressée, murmura madame Lecoeur, j'ai laissé ma boutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.

      Florent s'était aussi retourné, machinalement. Il vit un petit homme, carré, l'air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la tête pendait et lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut un geste de joie; il courut derrière cet homme, oubliant sa fatigue. Quand il l'eut rejoint:

      – Gavard! dit-il, en lui frappant sur l'épaule.

      L'autre leva la tête, examina d'un air surpris cette longue figure noire qu'il ne reconnaissait pas. Puis, tout d'un coup:

      – Vous! vous! s'écria-t-il au comble de la stupéfaction. Comment, c'est vous!

      Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas. Mais, ayant aperçu sa belle-soeur et mademoiselle Saget, qui assistaient curieusement de loin à leur rencontre, il se remit à marcher, en disant:

      – Ne restons pas là, venez… Il y a des yeux et des langues de trop.

      Et, sous la rue couverte, ils causèrent. Florent raconta qu'il était allé rue Pirouette. Gavard trouva cela très-drôle; il rit beaucoup, il lui apprit que son frère Quenu avait déménagé et rouvert sa charcuterie à deux pas, rue Rambuteau, en face des Halles. Ce qui l'amusa encore prodigieusement, ce fut d'entendre que Florent s'était promené tout le matin avec Claude Lantier, un drôle de corps, qui était justement le neveu de madame Quenu. Il allait le conduire à la charcuterie. Puis, quand il sut qu'il était rentré en France avec de faux papiers, il prit toutes sortes d'airs mystérieux et graves. Il voulut marcher devant lui, à cinq pas de distance, pour ne pas éveiller l'attention. Après avoir passé par le pavillon de la volaille, où il accrocha ses deux oies à son étalage, il traversa la rue Rambuteau, toujours suivi par Florent. Là, au milieu de la chaussée, du coin de l'oeil, il lui désigna une grande et belle boutique de charcuterie.

      Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant les façades, an milieu desquelles l'ouverture de la rue Pirouette faisait un trou noir. À l'autre bout, le grand vaisseau de Saint-Eustache était tout doré dans la poussière du soleil, comme une immense châsse. Et, au milieu de la cohue, du fond du carrefour, une armée de balayeurs s'avançait, sur une ligne, à coups réguliers de balai; tandis que des boueux jetaient les ordures à la fourche dans des tombereaux qui s'arrêtaient, tous les vingt pas, avec des bruits de vaisselles cassées. Mais Florent n'avait d'attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant.

      Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur

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