La Débâcle. Emile Zola
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Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour Maurice. Il s'était allongé dans le champ à mi-côte, où bivouaquait le régiment; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vallée de l'Aisne, ces prairies plantées de bouquets d'arbres, au milieu desquels la rivière coule, paresseuse. Devant lui, fermant la vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre, étageant ses toits, que dominait l'église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d'un dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des tanneries fumaient; tandis que, à l'autre bout, les bâtiments d'un grand moulin se montraient, enfarinés, parmi les verdures du bord de l'eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui apparaissait plein d'un charme doux, comme s'il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur. C'était sa jeunesse qui revenait, les voyages qu'il avait faits autrefois à Vouziers, quand il habitait le Chesne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia tout.
Depuis longtemps, la soupe était mangée, l'attente continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer les prairies, toutes les troupes montèrent, se rangèrent sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise, distants de quatre à cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait des tranchées, établissait des épaulements; pendant que, sur la gauche, l'artillerie de réserve couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit que le général Bordas venait d'envoyer une estafette pour dire qu'ayant rencontré à Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du 7e corps, croyant à une attaque immédiate, avait-il fait prendre à ses hommes des positions de combat, afin de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l'armée vînt le soutenir; et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal, l'avertissant de la situation, demandant du secours. Enfin, comme il redoutait l'embarras de l'interminable convoi de vivres, qui avait rallié le corps pendant la nuit, et qu'il traînait de nouveau à sa suite, il le fit remettre en branle sur-le-champ, il le dirigea au petit bonheur, du côté de Chagny. C'était la bataille.
– Alors, mon lieutenant, c'est sérieux, ce coup-ci?
Se permit de demander Maurice à Rochas.
– Ah! oui, foutre! répondit le lieutenant en agitant ses grands bras. Vous verrez s'il fait chaud, tout à l'heure!
Tous les soldats en étaient enchantés. Depuis que la ligne de bataille se formait, de Chestres à Falaise, l'animation du camp avait grandi encore, une fièvre d'impatience s'emparait des hommes. Enfin, on allait donc les voir, ces Prussiens que les journaux disaient si éreintés de marches, si épuisés de maladies, affamés et vêtus de haillons! Et l'espoir de les culbuter au premier heurt, relevait tous les courages.
– Ce n'est pas malheureux qu'on se retrouve, déclarait Jean. Il y a assez longtemps qu'on joue à cache-cache, depuis qu'on s'est perdu, là-bas, à la frontière, après leur bataille… Seulement, est-ce que ce sont ceux-là qui ont battu Mac-Mahon?
Maurice ne put lui répondre, hésitant. D'après ce qu'il avait lu à Reims, il lui semblait difficile que la troisième armée, commandée par le prince royal de Prusse, fût à Vouziers, lorsque, l'avant- veille encore, elle devait camper à peine du côté de Vitry-Le- François. On avait bien parlé d'une quatrième armée, mise sous les ordres du prince de Saxe, qui allait opérer sur la Meuse: c'était celle-ci sans doute, quoique l'occupation si prompte de Grand-Pré l'étonnât, à cause des distances. Mais ce qui acheva de brouiller ses idées, ce fut sa stupeur d'entendre le général Bourgain- Desfeuilles questionner un paysan de Falaise pour savoir si la Meuse ne passait pas à Buzancy et s'il n'y avait pas là des ponts solides. D'ailleurs, dans la sérénité de son ignorance, le général déclarait qu'on allait être attaqué par une colonne de cent mille hommes venant de Grand-Pré, tandis qu'une autre de soixante mille arrivait par Sainte-Menehould.
– Et ton pied? demanda Jean à Maurice.
– Je ne le sens plus, répondit celui-ci en riant. Si l'on se bat, ça ira toujours.
C'était vrai, une telle excitation nerveuse le tenait debout, qu'il était comme soulevé de terre. Dire que, de toute la campagne, il n'avait pas encore brûlé une cartouche! Il était allé à la frontière, il avait passé devant Mulhouse la terrible nuit d'angoisse, sans voir un Prussien, sans lâcher un coup de fusil; et il avait dû battre en retraite jusqu'à Belfort, jusqu'à Reims, et de nouveau il marchait à l'ennemi depuis cinq jours, son chassepot toujours vierge, inutile. Un besoin grandissant, une rage lente le prenait d'épauler, de tirer au moins, pour soulager ses nerfs. Depuis six semaines bientôt qu'il s'était engagé, dans une crise d'enthousiasme, rêvant de combat pour le lendemain, il n'avait fait qu'user ses pauvres pieds d'homme délicat à fuir et à piétiner, loin des champs de bataille. Aussi, dans l'attente fébrile de tous, était-il un de ceux qui interrogeaient avec le plus d'impatience cette route de Grand-Pré, filant toute droite, à l'infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui, la vallée se déroulait, l'Aisne mettait comme un ruban d'argent parmi les saules et les peupliers; et ses regards revenaient invinciblement à la route, là-bas.
Vers quatre heures, on eut une alerte. Le 4e hussards rentrait, après un long détour; et, grossies de proche en proche, des histoires de combats avec les uhlans circulèrent, ce qui confirma tout le monde dans la certitude où l'on était d'une attaque imminente. Deux heures plus tard, une nouvelle estafette arriva, effarée, expliquant que le général Bordas n'osait plus quitter Grand-Pré, convaincu que la route de Vouziers était coupée. Il n'en était rien encore, puisque l'estafette venait de passer librement. Mais, d'une minute à l'autre, le fait pouvait se produire, et le général Dumont, commandant la division, partit tout de suite, avec la brigade qui lui restait, pour dégager son autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des toits se détachait en noir, sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rangée des arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans l'ombre naissante.
Le colonel De Vineuil vint s'assurer de la bonne position de son régiment, pour la nuit. Il s'étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine Beaudoin; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers à cette minute même, donnant l'excuse qu'il y avait déjeuné, chez la baronne De Ladicourt, il reçut une rude réprimande, qu'il écouta d'ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.
– Mes enfants, répétait le colonel en passant parmi ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du jour… Tenez-vous prêts et rappelez-vous que le 106e n'a jamais reculé.
Tous l'acclamaient, tous préféraient un «coup de torchon», pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ. On visita les fusils, on changea les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe, le matin, on se contenta de café et de biscuit. Ordre était donné de ne pas se coucher. Des grand'gardes furent envoyées à quinze cents mètres, des sentinelles furent détachées jusqu'au bord de l'Aisne. Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre un petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d'un de ces feux, les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major, dont les ombres s'agitaient, anxieuses, courant vers la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l'on était du sort de la troisième division.
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