La Débâcle. Emile Zola
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– Quoi donc? ça recommence? demanda le caporal, désolé.
Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une idée.
– Écoute, mon petit, tu m'as dit hier que tu connaissais du monde, là, dans la ville. Tu devrais obtenir la permission du major et te faire conduire en voiture au Chesne, où tu passerais une bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu marches mieux, nous te reprendrons, en passant… Hein? ça va-t-il?
Dans Falaise même, le village près duquel on était campé, Maurice venait de retrouver un ancien ami de son père, un petit fermier, qui justement allait conduire sa fille au Chesne, près d'une tante, et dont le cheval, attelé à une légère carriole, attendait.
Mais, avec le major Bouroche, dès les premiers mots, les choses faillirent mal tourner.
– C'est mon pied qui s'est écorché, monsieur le docteur… Du coup, Bouroche, secouant sa tête puissante, au mufle de lion, rugit:
– Je ne suis pas monsieur le docteur… Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil?
Et, comme Maurice, effaré, bégayait une excuse, il reprit:
– Je suis le major, entendez-vous, brute!
Puis, s'apercevant à qui il avait affaire, il dut éprouver quelque honte, il s'emporta davantage.
– Votre pied, la belle histoire!.. Oui, oui, je vous autorise. Montez en voiture, montez en ballon. Nous avons assez de traîne- la-patte et de fricoteurs!
Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la carriole, ce dernier se retourna pour le remercier; et les deux hommes tombèrent aux bras l'un de l'autre, comme s'ils n'avaient jamais dû se revoir. Est-ce qu'on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces Prussiens qui étaient là? Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l'attachait déjà à ce garçon. Et, deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au revoir de la main; et il quitta le camp, où l'on se préparait à allumer de grands feux, afin de tromper l'ennemi, pendant que l'on partirait, dans le plus grand silence, avant la pointe du jour.
En chemin, le petit fermier ne cessa de gémir sur l'abomination des temps. Il n'avait pas eu le courage de rester à Falaise; et il regrettait déjà de ne plus y être, répétant qu'il était ruiné, si l'ennemi brûlait sa maison. Sa fille, une grande créature pâle, pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n'entendait pas, dormait assis, bercé par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d'une heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chesne. Il n'était pas sept heures, le crépuscule tombait à peine, lorsque le jeune homme, étonné et frissonnant, descendit au pont du canal, sur la place, en face de l'étroite maison jaune où il était né, où il avait passé vingt ans de son existence. C'était là qu'il se rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il répondit qu'il savait parfaitement où il allait, il le remercia mille fois de son obligeance.
Cependant, au centre de la petite place triangulaire, près du puits, il demeurait immobile, étourdi, la mémoire vide. Où donc allait-il? Brusquement, il se souvint que c'était chez le notaire, dont la maison touchait celle où il avait grandi, et dont la mère, la très vieille et très bonne Madame Desroches, à titre de voisine, le gâtait, lorsqu'il était enfant. Mais il reconnaissait à peine le Chesne, au milieu de l'extraordinaire agitation que causait, dans cette petite ville morte d'habitude, la présence d'un corps d'armée, campé aux portes, emplissant les rues d'officiers, d'estafettes, de gens à la suite, de rôdeurs et de traînards de toute espèce. Il retrouvait bien le canal traversant la ville de bout en bout, coupant la place centrale, dont l'étroit pont de pierre réunissait les deux triangles; et c'était toujours bien, là-bas, sur l'autre rive, le marché avec sa toiture moussue, la rue Berond qui s'enfonçait à gauche, la route de Sedan qui filait à droite. Seulement, du côté où il était, il lui fallait lever les yeux, reconnaître le clocher ardoisé, au-dessus de la maison du notaire, pour être certain que c'était là le coin désert où il avait joué à la marelle, tellement la rue de Vouziers, en face de lui, jusqu'à l'Hôtel de Ville, bourdonnait d'un flot compact de foule. Sur la place, il semblait qu'on faisait le vide, que des hommes écartaient les curieux. Et là, occupant un large espace, derrière le puits, il fut étonné d'apercevoir comme un parc de voitures, de fourgons, de chariots, tout un campement de bagages qu'il avait certainement vus déjà.
Le soleil venait de disparaître dans l'eau toute droite et sanglante du canal, et Maurice se décidait, lorsqu'une femme, près de lui, qui le dévisageait depuis un instant, s'écria:
– Mais ce n'est pas Dieu possible! Vous êtes bien le fils
Levasseur?
Alors, lui-même reconnut Madame Combette, la femme du pharmacien, dont la boutique était sur la place. Comme il lui expliquait qu'il allait demander un lit à la bonne Madame Desroches, elle l'entraîna, agitée.
– Non, non, venez jusque chez nous. Je vais vous dire…
Puis, dans la pharmacie, quand elle eut soigneusement refermé la porte:
– Vous ne savez donc pas, mon cher garçon, que l'empereur est descendu chez les Desroches… On a réquisitionné la maison pour lui, et ils ne sont guère satisfaits du grand honneur, je vous assure. Quand on pense qu'on a forcé la pauvre vieille maman, une femme de soixante-dix ans passés, à donner sa chambre et à monter se coucher sous les toits, dans un lit de bonne!.. Tenez, tout ce que vous voyez là, sur la place, c'est à l'empereur, ce sont ses malles enfin, vous comprenez!
En effet, Maurice se les rappela alors, ces voitures et ces fourgons, tout ce train superbe de la maison impériale, qu'il avait vu à Reims.
– Ah! mon cher garçon, si vous saviez ce qu'on a tiré de là dedans, et de la vaisselle d'argent, et des bouteilles de vin, et des paniers de provisions et du beau linge, et de tout! Pendant deux heures, ça n'a pas arrêté. Je me demande où ils ont pu fourrer tant de choses, car la maison n'est pas grande… Regardez, regardez! En ont-ils allumé, un feu, dans la cuisine!
Il regardait la petite maison blanche, à deux étages, qui faisait l'angle de la place et de la rue de Vouziers, une maison d'aspect bourgeois et calme, dont il évoquait l'intérieur, l'allée centrale en bas, les quatre pièces de chaque étage, comme s'il y était entré la veille encore. En haut, vers l'angle, la fenêtre du premier, ouvrant sur la place, se trouvait éclairée déjà; et la femme du pharmacien lui expliquait que cette chambre était celle de l'empereur. Mais, comme elle l'avait dit, ce qui flambait surtout, c'était la cuisine, dont la fenêtre, au rez-de-chaussée, donnait sur la rue de Vouziers. Jamais les habitants du Chesne n'avaient eu un pareil spectacle. Un flot de curieux, sans cesse renouvelé, barrait la rue, béant devant cette fournaise, où rôtissait et bouillait le dîner d'un empereur. Pour avoir un peu d'air, les cuisiniers avaient ouvert les vitres toutes grandes. Ils étaient trois, en vestes blanches éblouissantes, s'agitant devant des poulets enfilés dans une immense broche, remuant des sauces au fond d'énormes casseroles, dont le cuivre luisait comme de l'or. Et les vieillards ne se souvenaient pas d'avoir vu, au lion d'argent, même pour les plus grandes noces, autant de feu brûlant et autant de nourriture cuisant à la fois.
Combette, le pharmacien, un petit homme sec et remuant, rentra chez lui, très excité par tout ce qu'il venait de voir et d'entendre. Il semblait être dans le secret des choses, étant adjoint au maire. C'était vers trois heures et demie que Mac-Mahon avait télégraphié à Bazaine que l'arrivée du prince royal de Prusse à Châlons le forçait à se replier sur les places du nord; et une autre dépêche allait partir pour le ministre de la guerre, l'avertissant également de