La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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l'Allemagne, je la connais bien aussi; et le terrible, c'est que vous autres, vous paraissez l'ignorer autant que la Chine… Vous vous souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce garçon qui est venu, le printemps dernier, me serrer la main à Sedan. Il est mon cousin par les femmes: sa mère, une soeur de la mienne, s'est mariée à Berlin; et il est bien de là-bas, il a la haine de la France. Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la garde Prussienne… Le soir où je l'ai reconduit à la gare, je l'entends encore me dire de sa voix coupante: «si la France nous déclare la guerre, elle sera battue.»

      Du coup, le lieutenant Rochas, qui s'était contenu jusque-là, s'avança, furieux. Âgé de près de cinquante ans, c'était un grand diable maigre, avec une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche violente et bonne, où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes. Et il s'emportait, la voix tonnante.

      – Ah çà! Qu'est-ce que vous foutez là, vous, à décourager nos hommes!

      Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond qu'il avait raison. Lui non plus, tout en commençant à s'étonner des longs retards et du désordre où l'on était, n'avait jamais douté de la raclée formidable que l'on allait allonger aux Prussiens. C'était sûr, puisqu'on n'était venu que pour ça.

      – Mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne veux décourager personne… Au contraire, je voudrais que tout le monde sût ce que je sais, parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir… Et, tenez! Cette Allemagne…

      Il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses craintes: la Prusse grandie après Sadowa, le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres états allemands, tout ce vaste empire en formation, rajeuni, ayant l'enthousiasme et l'irrésistible élan de son unité à conquérir; le système du service militaire obligatoire, qui mettait debout la nation en armes, instruite, disciplinée, pourvue d'un matériel puissant, rompue à la grande guerre, encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l'Autriche; l'intelligence, la force morale de cette armée, commandée par des chefs presque tous jeunes, obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l'art de se battre, d'une prudence et d'une prévoyance parfaites, d'une netteté de vue merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il osa ensuite montrer la France: l'empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l'idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu'il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui; l'armée, certes, d'une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d'Italie, seulement gâtée par le remplacement à prix d'argent, laissée dans sa routine de l'école d'Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques-uns d'une ignorance stupéfiante, et l'empereur à leur tête, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l'effroyable aventure qui commençait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d'un effarement, d'une débandade de troupeau mené à l'abattoir.

      Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s'était froncé. Puis, tout d'un coup, il prit le parti de rire, d'un rire énorme qui lui fendait les mâchoires.

      – Qu'est-ce que vous nous chantez là, vous! Qu'est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises!.. Mais ça n'a pas de sens, c'est trop bête pour qu'on se casse la tête à comprendre… Allez conter ça à des recrues, mais pas à moi, non! Pas à moi qui ai vingt-sept ans de service!

      Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d'un ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l'état de son père, il s'était engagé dès l'âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant mis quinze années de dure existence et d'héroïque bravoure pour conquérir ce grade, d'un manque tel d'instruction, qu'il ne devait jamais passer capitaine.

      – Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas ça… Oui, à Mazagran, j'avais dix-neuf ans à peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre douze mille arabes… Ah! oui, pendant des années et des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à Biskra, à Dellys, plus tard dans la grande Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres, dès que nous paraissions… Et à Sébastopol, monsieur, fichtre! On ne peut pas dire que ç'a été commode. Des tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, à la fin, ont tout fait sauter! N'empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh! En musique et dans la grande poêle à frire!.. Et à Solférino, vous n'y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez- vous? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu'il ait tombé ce jour-là plus d'eau que vous n'en avez peut-être jamais vu dans votre vie! À Solférino, la grande brossée aux autrichiens, il fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derrière!

      Il éclatait d'aise, toute la vieille gaieté militaire Française sonnait dans son rire de triomphe. C'était la légende, le troupier Français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses mordaient la poussière.

      Brusquement, sa voix gronda.

      – Battue, la France battue!.. Ces cochons de Prussiens nous battre, nous autres!

      Il s'approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l'absolu mépris de l'ennemi, quel qu'il fût, dans une insouciance complète du temps et des lieux.

      – Écoutez bien, monsieur… Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul… Vous entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!

      Et il eut un geste superbe, la sérénité d'un enfant, la conviction candide de l'innocent qui ne sait rien et ne craint rien.

      – Parbleu! C'est comme ça, parce que c'est comme ça!

      Weiss, étourdi, convaincu presque, se hâta de déclarer qu'il ne demandait pas mieux. Quant à Maurice, qui se taisait, n'osant intervenir devant son supérieur, il finit par éclater de rire avec lui: ce diable d'homme, que d'ailleurs il jugeait stupide, lui faisait chaud au coeur. De même, Jean, d'un hochement de tête, avait approuvé chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était parler! Si tous les chefs avaient parlé comme ça, on ne se serait pas mal fichu qu'il manquât des marmites et des ceintures de flanelle!

      La nuit était complètement venue depuis longtemps, et Rochas continuait d'agiter ses grands membres dans les ténèbres. Il n'avait jamais épelé qu'un volume des victoires de Napoléon, tombé au fond de son sac de la boîte d'un colporteur. Et il ne pouvait se calmer, et toute sa science sortit en un cri impétueux.

      – L'Autriche rossée à Castiglione, à Marengo, à Austerlitz, à Wagram! La Prusse rossée à Eylau, à Iéna, à Lutzen! La Russie rossée à Friedland, à Smolensk, à la Moskowa! L'Espagne, l'Angleterre rossées partout! La terre entière rossée, rossée de haut en bas, de long en large! … et, aujourd'hui, c'est nous qui serions rossés! Pourquoi? Comment? On aurait donc changé le monde?

      Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d'un drapeau!

      – Tenez! On s'est battu là-bas aujourd'hui, on attend les nouvelles. Eh bien! Les nouvelles, je vais vous les donner, moi!.. On a rossé les Prussiens, rossé à

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