La Débâcle. Emile Zola
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Mais Chouteau s'emporta.
– C'est pour se foutre de nous qu'ils nous font cuire. Nous étions là les premiers, nous aurions dû filer.
Et, comme, de l'autre côté du canal, par la vaste plaine fertile, par les chemins plats, entre les houblonnières et les blés mûrs, on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la veille, des ricanements circulèrent, toute une moquerie furieuse.
– Ah! nous nous cavalons! reprit Chouteau! Eh bien! Elle est rigolo, leur marche à l'ennemi, dont ils nous bourrent les oreilles, depuis l'autre matin… Non, vrai, c'est trop crâne! On arrive, et puis on refout le camp, sans avoir seulement le temps d'avaler sa soupe!
L'enragement des rires augmenta, et Maurice, qui était près de Chouteau, lui donnait raison. Puisqu'on restait là, comme des pieux, à attendre depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger? La faim les reprenait, ils avaient une rancune noire de leur marmite renversée trop tôt, sans qu'ils pussent comprendre la nécessité de cette précipitation, qui leur paraissait imbécile et lâche. De fameux lièvres, tout de même!
Mais le lieutenant Rochas rudoya le sergent Sapin, qu'il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes.
Attiré par le bruit, le capitaine Beaudoin s'était approché.
– Silence dans les rangs!
Jean, muet, en vieux soldat d'Italie, rompu à la discipline, regardait Maurice, que la blague mauvaise et emportée de Chouteau semblait amuser; et il s'étonnait, comment un monsieur, un garçon qui avait reçu tant d'instruction, pouvait-il approuver des choses, peut-être vraies tout de même, mais qui n'étaient pas à dire? Si chaque soldat se mettait à blâmer les chefs et à donner son avis, on n'irait pas loin, pour sûr.
Enfin, après une heure encore d'attente, le 106e reçut l'ordre d'avancer. Seulement, le pont était toujours si encombré par la queue de la division, que le plus fâcheux désordre se produisit. Plusieurs régiments se mêlèrent, des compagnies filèrent quand même, emportées; tandis que d'autres, rejetées au bord de la route, durent marquer le pas. Et, pour mettre le comble à la confusion, un escadron de cavalerie s'entêta à passer, refoulant dans les champs voisins les traînards que l'infanterie semait déjà. Au bout de la première heure de marche, toute une débandade traînait le pied, s'allongeait, attardée comme à plaisir.
Ce fut ainsi que Jean se trouva en arrière, égaré au fond d'un chemin creux, avec son escouade, qu'il n'avait pas voulu lâcher. Le 106e avait disparu, plus un homme ni même un officier de la compagnie. Il n'y avait là que des soldats isolés, un pêle-mêle d'inconnus, éreintés dès le commencement de l'étape, chacun marchant à son loisir, au hasard des sentiers. Le soleil était accablant, il faisait très chaud; et le sac, alourdi par la tente et le matériel compliqué qui le gonflait, pesait terriblement aux épaules. Beaucoup n'avaient point l'habitude de le porter, gênés déjà dans l'épaisse capote de campagne, pareille à une chape de plomb. Brusquement, un petit soldat pâle, les yeux emplis d'eau, s'arrêta, jeta son sac dans un fossé, avec un grand soupir, le souffle fort de l'homme à l'agonie qui se reprend à l'existence.
– En voilà un qui est dans le vrai, murmura Chouteau.
Pourtant, il continuait de marcher, le dos arrondi sous le poids. Mais, deux autres s'étant débarrassés à leur tour, il ne put tenir.
– Ah! zut! cria-t-il.
Et, d'un coup d'épaule, il lança son sac contre un talus. Merci! Vingt-cinq kilos sur l'échine, il en avait assez! On n'était pas des bêtes de somme, pour traîner ça.
Presque aussitôt, Loubet l'imita et força Lapoulle à en faire autant. Pache, qui se signait devant les croix de pierre rencontrées, défit les bretelles, posa tout le paquet soigneusement au pied d'un petit mur, comme s'il devait revenir le chercher. Et Maurice seul restait chargé, lorsque Jean, en se retournant, vit ses hommes les épaules libres.
– Reprenez vos sacs, on m'empoignerait, moi!
Mais les hommes, sans se révolter encore, la face mauvaise et muette, allaient toujours, poussant le caporal devant eux, dans le chemin étroit.
– Voulez-vous bien reprendre vos sacs, ou je ferai mon rapport!
Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de maurice. Son rapport! Cette brute de paysan allait faire son rapport, parce que des malheureux, les muscles broyés, se soulageaient!
Et, dans une fièvre d'aveugle colère, lui aussi fit sauter les bretelles, laissa tomber son sac au bord du chemin, en fixant sur Jean des yeux de défi.
– C'est bon, dit de son air sage ce dernier, qui ne pouvait engager une lutte. Nous réglerons ça ce soir.
Maurice souffrait abominablement des pieds. Ses gros et durs souliers, auxquels il n'était pas accoutumé, lui avaient mis la chair en sang. Il était de santé assez faible, il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive, la meurtrissure intolérable du sac, bien qu'il en fût débarrassé; et le poids de son fusil, qu'il ne savait de quel bras porter, suffisait à lui faire perdre le souffle. Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale, dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet. Tout d'un coup, sans résistance possible, il assistait à la ruine de sa volonté, il tombait aux mauvais instincts, à un abandon de lui-même, dont il sanglotait de honte ensuite. Ses fautes, à Paris, n'avaient jamais été que les folies de «l'autre», comme il disait, du garçon faible qu'il devenait aux heures lâches, capable des pires vilenies. Et, depuis qu'il traînait les pieds, sous l'écrasant soleil, dans cette retraite qui ressemblait à une déroute, il n'était plus qu'une bête de ce troupeau attardé, débandé, semant les chemins. C'était le choc en retour de la défaite, du tonnerre qui avait éclaté très loin, à des lieues, et dont l'écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes, pris de panique, fuyant sans avoir vu un ennemi. Qu'espérer à cette heure? Tout n'était-il pas fini? On était battu, il n'y avait plus qu'à se coucher et à dormir.
– Ca ne fait rien, cria très haut Loubet, avec son rire d'enfant des halles, ce n'est tout de même pas à Berlin que nous allons.
À Berlin! à Berlin! Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards, pendant la nuit de fol enthousiasme, qui l'avait décidé à s'engager. Le vent venait de tourner, sous un coup de tempête; et il y avait une saute terrible, et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée, qui tombait brusquement, dès le premier revers, à la désespérance dont le galop l'emportait parmi ces soldats errants, vaincus et dispersés, avant d'avoir combattu.
– Ah! ce qu'il me scie les pattes, le flingot! reprit Loubet, en changeant une fois encore son fusil d'épaule. En voilà un mirliton, pour se promener! Et, faisant allusion à la somme qu'il avait touchée comme remplaçant:
– N'importe! Quinze cents balles, pour ce métier-là, on est rudement volé!.. Ce qu'il doit fumer de bonnes pipes, au coin de son feu, le richard à la place de qui je vais me faire casser la gueule!
– Moi, grogna Chouteau, j'avais fini mon temps, j'allais filer… Ah! vrai, ce n'est pas de chance, de tomber dans une cochonnerie d'histoire pareille!
Il balançait son fusil, d'une main rageuse. Puis, violemment, il le lança aussi de l'autre côté d'une haie.
– Eh! va donc, sale outil!