La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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C'est la fin de tout.

      Et Jean se retirait, lorsqu'il entendit le major Bouroche, qu'il n'avait pas vu, debout sur le seuil de l'auberge, gronder de sourdes paroles: plus de discipline, plus de punitions, armée fichue! Avant huit jours, les chefs recevraient des coups de pied au derrière; tandis que, si l'on avait tout de suite cassé la tête à quelques-uns de ces gaillards, les autres auraient réfléchi peut-être.

      Personne ne fut puni. Des officiers, à l'arrière-garde, qui escortaient les voitures du convoi, avaient eu l'heureuse précaution de faire ramasser les sacs et les fusils, aux deux bords des chemins. Il n'en manqua qu'un petit nombre, les hommes furent réarmés à la pointe du jour, comme furtivement, pour étouffer l'affaire. Et l'ordre était de lever le camp à cinq heures; mais, dès quatre heures, on réveilla les soldats, on pressa la retraite sur Belfort, dans la certitude que les Prussiens n'étaient plus qu'à deux ou trois lieues. On avait dû encore se contenter de biscuit, les troupes restaient fourbues de cette nuit trop courte et fiévreuse, sans rien de chaud dans l'estomac. De nouveau, ce matin-là, la bonne conduite de la marche se trouva compromise par ce départ précipité.

      Ce fut une journée pire, d'une infinie tristesse. L'aspect du pays avait changé, on était entré dans une contrée montagneuse, les routes montaient, dévalaient par des pentes plantées de sapins; et les étroites vallées, embroussaillées de genêts, étaient toutes fleuries d'or. Mais, au travers de cette campagne éclatante sous le grand soleil d'août, la panique soufflait plus affolée à chaque heure, depuis la veille. Une dépêche, recommandant aux maires d'avertir les habitants qu'ils feraient bien de mettre à l'abri ce qu'ils avaient de précieux, venait de porter l'épouvante à son comble. L'ennemi était donc là? Aurait-on seulement le temps de se sauver? Et tous croyaient entendre grossir le grondement de l'invasion, ce roulement sourd de fleuve débordé qui, maintenant, à chaque nouveau village, s'aggravait d'un nouvel effroi, au milieu des clameurs et des lamentations.

      Maurice marchait d'un pas de somnambule, les pieds saignants, les épaules écrasées par le sac et le fusil. Il ne pensait plus, il avançait dans le cauchemar de ce qu'il voyait; et, autour de lui, la conscience du piétinement des camarades s'en était allée, il ne sentait que Jean à sa gauche, exténué par la même fatigue et la même douleur. C'était lamentable, ces villages qu'on traversait, d'une pitié à serrer le coeur d'angoisse. Dès qu'apparaissaient les troupes en retraite, cette débandade des soldats éreintés, traînant la jambe, les habitants s'agitaient, hâtaient leur fuite. Eux si tranquilles quinze jours plus tôt, toute cette Alsace qui attendait la guerre avec un sourire, convaincue qu'on se battrait en Allemagne! Et la France était envahie, et c'était chez eux, autour de leur maison, dans leurs champs, que la tempête crevait, comme un de ces terribles ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures! Devant les portes, au milieu d'une furieuse confusion, les hommes chargeaient les voitures, entassaient les meubles, au risque de briser tout. En haut, par les fenêtres, les femmes jetaient un dernier matelas, passaient le berceau qu'on allait oublier. On sanglait le bébé dedans, on l'accrochait au sommet, parmi les pieds des chaises et des tables renversées. Sur une autre charrette, à l'arrière, on liait, contre une armoire, le vieux grand-père infirme, qu'on emportait comme une chose. Puis, c'étaient ceux qui n'avaient pas de voiture, qui empilaient leur ménage en travers d'une brouette; et d'autres s'éloignaient avec une charge de hardes entre les bras, d'autres n'avaient songé qu'à sauver la pendule, qu'ils serraient sur leur coeur, ainsi qu'un enfant. On ne pouvait tout prendre, des meubles abandonnés, des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau. Certains, avant le départ, fermaient tout, les maisons semblaient mortes, portes et fenêtres closes; tandis que le plus grand nombre, dans leur hâte, dans la certitude désespérée que tout serait détruit, laissaient les vieilles demeures ouvertes, les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées; et elles étaient les plus tristes, d'une tristesse affreuse de ville prise, dépeuplée par la peur, ces pauvres maisons ouvertes au vent, d'où les chats eux-mêmes s'étaient enfuis, dans le frisson de ce qui allait venir. À chaque village, le pitoyable spectacle s'assombrissait, le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand, parmi la bousculade croissante, les poings tendus, les jurons et les larmes.

      Mais Maurice, surtout, sentait l'angoisse l'étouffer, le long de la grand-route, par la campagne libre. Là, à mesure qu'on approchait de Belfort, la queue des fuyards se resserrait, n'était plus qu'un cortège ininterrompu. Ah! les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place! L'homme tapait sur le cheval, la femme suivait, traînant les enfants. Des familles se hâtaient, écrasées de fardeaux, débandées, les petits ne pouvant suivre, dans l'aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb. Beaucoup avaient retiré leurs souliers, marchaient pieds nus, pour courir plus vite; et des mères à moitié vêtues, sans cesser d'allonger le pas, donnaient le sein à des marmots en larmes. Les faces effarées se tournaient en arrière, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour fermer l'horizon, dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte. D'autres, des fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient à travers champs, poussaient devant eux les troupeaux lâchés, les moutons, les vaches, les boeufs, les chevaux, qu'on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries. Ceux-là gagnaient les gorges, les hauts plateaux, les forêts désertes, soulevant la poussière des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants. Ils allaient vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n'oserait s'y hasarder. Et les fumées volantes qui les enveloppaient, se perdaient derrière les bouquets de sapins, avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail, tandis que, sur la route, le flot des voitures et des piétons passait toujours, gênant la marche des troupes, si compact aux approches de Belfort, d'un tel courant irrésistible de torrent élargi, que des haltes, à plusieurs reprises, devinrent nécessaires.

      Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice assista à une scène, dont le souvenir lui resta comme celui d'un soufflet, reçu en plein visage.

      Au bord du chemin, se trouvait une maison isolée, la demeure de quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s'étendait derrière. Celui-là n'avait pas voulu quitter son champ, attaché au sol par des racines trop profondes; et il restait, ne pouvant s'éloigner, sans laisser là des lambeaux de sa chair. On l'apercevait dans une salle basse, écrasé sur un banc, regardant d'un oeil vide défiler ces soldats, dont la retraite allait livrer son blé mûr à l'ennemi. Debout à son côté, sa femme, jeune encore, tenait un enfant, tandis qu'un autre se pendait à ses jupes; et tous les trois se lamentaient. Mais, tout d'un coup, dans le cadre de la porte violemment ouverte, parut la grand'mère, une très vieille femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils à des cordes noueuses, qu'elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, échappés de son bonnet, s'envolaient autour de sa tête décharnée, et sa rage était si grande, que les paroles qu'elle criait, s'étranglaient dans sa gorge, indistinctes.

      D'abord, les soldats s'étaient mis à rire. Elle avait une bonne tête, la vieille folle! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille criait:

      – Canailles! Brigands! Lâches! Lâches!

      D'une voix de plus en plus perçante, elle leur crachait l'insulte de lâcheté, à toute volée. Et les rires cessèrent, un grand froid avait passé dans les rangs. Les hommes baissaient la tête, regardaient ailleurs.

      – Lâches! Lâches! Lâches!

      Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d'une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras de l'ouest à l'est, d'un tel geste immense, qu'il semblait emplir le ciel.

      – Lâches, le Rhin n'est pas là… Le Rhin est là-bas, lâches, lâches!

      Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, à ce moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci étaient pleins

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