La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac
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— A qui madame de Portenduère en veut-elle? dit madame Massin en rejoignant les héritiers pétrifiés par les réponses du vieillard.
— Elle cherche le curé, dit le notaire Dionis qui se frappa le front comme un homme saisi par un souvenir ou par une idée oubliée. J'ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée! Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret.
Chacun peut imaginer l'empressement avec lequel les héritiers suivirent le notaire à la poste. Goupil accompagna son camarade bras dessus bras dessous en lui disant à l'oreille avec un affreux sourire: — Il y a de la crevette.
— Qu'est-ce que cela me fait! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux-fou d'Esther, la plus céleste créature du monde.
— Qu'est-ce que c'est qu'Esther tout court? demanda Goupil. Je t'aime trop pour te laisser dindonner par des créatures.
— Esther est la passion du fameux Nucingen, et ma folie est inutile, car elle a positivement refusé de m'épouser.
— Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil.
— Si tu la voyais seulement une fois, tu ne te servirais pas de pareilles expressions, dit langoureusement Désiré.
— Si je te voyais briser ton avenir pour ce qui doit n'être qu'une fantaisie, reprit Goupil avec une chaleur à laquelle Bongrand eût peut-être été pris, j'irais briser cette poupée comme Varney brise Amy Robsart dans Kenilworth! Ta femme doit être une d'Aiglemont, une mademoiselle du Rouvre, et te faire arriver à la députation. Mon avenir est hypothéqué sur le tien, et je ne te laisserai pas commettre de bêtises.
— Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré.
— Eh! bien, que complotez-vous donc là? dit Zélie à Goupil en hélant les deux amis restés au milieu de sa vaste cour.
Le docteur disparut dans la rue des Bourgeois, et arriva tout aussi lestement qu'un jeune homme à la maison où s'était accompli, pendant la semaine, l'étrange événement qui préoccupait alors toute la ville de Nemours, et qui veut quelques explications pour rendre cette histoire et la communication du notaire aux héritiers parfaitement claires.
Le beau-père du docteur, le fameux claveciniste et facteur d'instruments Valentin Mirouët, un de nos plus célèbres organistes, était mort en 1785, laissant un fils naturel, le fils de sa vieillesse, reconnu, portant son nom, mais excessivement mauvais sujet. A son lit de mort, il n'eut pas la consolation de voir cet enfant gâté. Chanteur et compositeur, Joseph Mirouët, après avoir débuté aux Italiens sous un nom supposé, s'était enfui avec une jeune fille en Allemagne. Le vieux facteur recommanda ce garçon, vraiment plein de talent, à son gendre, en lui faisant observer qu'il avait refusé d'épouser la mère pour ne faire aucun tort à madame Minoret. Le docteur promit de donner à ce malheureux la moitié de la succession du facteur, dont le fonds fut acheté par Érard. Il fit chercher diplomatiquement son beau-frère naturel, Joseph Mirouët; mais Grimm lui dit un soir qu'après s'être engagé dans un régiment prussien, l'artiste avait déserté prenant un faux nom et déjouait toutes les recherches.
Joseph Mirouët, doué par la nature d'une voix séduisante, d'une taille avantageuse, d'une jolie figure, et par-dessus tout compositeur plein de goût et de verve, mena pendant quinze ans cette vie bohémienne que le Berlinois Hoffmann a si bien décrite. Aussi, vers quarante ans, fut-il en proie à de si grandes misères, qu'il saisit en 1806 l'occasion de redevenir Français. Il s'établit alors à Hambourg, où il épousa la fille d'un bon bourgeois, folle de musique, qui s'éprit de l'artiste dont la gloire était toujours en perspective, et qui voulut s'y consacrer. Mais après quinze ans de malheur, Joseph Mirouët ne sut pas soutenir le vin de l'opulence; son naturel dépensier reparut; et, tout en rendant sa femme heureuse, il dépensa sa fortune en peu d'années. La misère revint. Le ménage dut avoir traîné l'existence la plus horrible pour que Joseph Mirouët en arrivât à s'engager comme musicien dans un régiment français. En 1813, par le plus grand des hasards, le chirurgien-major de ce régiment, frappé de ce nom de Mirouët, écrivit au docteur Minoret auquel il avait des obligations. La réponse ne se fit pas attendre. En 1814, avant la capitulation de Paris, Joseph Mirouët eut à Paris un asile où sa femme mourut en donnant le jour à une petite fille que le docteur voulut appeler Ursule, le nom de sa femme. Le capitaine de musique ne survécut pas à la mère, épuisé comme elle de fatigues et de misères. En mourant, l'infortuné musicien légua sa fille au docteur, qui lui servit de parrain, malgré sa répugnance pour ce qu'il appelait les momeries de l'Église. Après avoir vu périr successivement ses enfants par des avortements, dans des couches laborieuses ou pendant leur première année, le docteur avait attendu l'effet d'une dernière expérience. Quand une femme malingre, nerveuse, délicate, débute par une fausse couche, il n'est pas rare de la voir se conduire dans ses grossesses et dans ses enfantements comme s'était conduite Ursule Minoret, malgré les soins, les observations et la science de son mari. Le pauvre homme s'était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. Le dernier, conçu après un repos de deux ans, était mort pendant l'année 1792, victime de l'état nerveux de la mère, s'il faut donner raison aux physiologistes qui pensent que, dans le phénomène inexplicable de la génération, l'enfant tient au père par le sang et à la mère par le système nerveux. Forcé de renoncer aux jouissances du sentiment le plus puissant chez lui, la bienfaisance fut sans doute pour le docteur une revanche de sa paternité trompée. Durant sa vie conjugale, si cruellement agitée, le docteur avait, par-dessus tout, désiré une petite fille blonde, une de ces fleurs qui font la joie d'une maison; il accepta donc avec bonheur le legs que lui fit Joseph Mirouët et reporta sur l'orpheline les espérances de ses rêves évanouis. Pendant deux ans il assista, comme fit jadis Caton pour Pompée, aux plus minutieux détails de la vie d'Ursule; il ne voulait pas que la nourrice lui donnât à teter, la levât, la couchât sans lui. Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. Après avoir ressenti les douleurs, les alternatives de crainte et d'espérance, les travaux et les joies d'une mère, il eut le bonheur de voir dans cette fille de la blonde Allemagne et de l'artiste français une vigoureuse vie, une sensibilité profonde. L'heureux vieillard suivit avec les sentiments d'une mère les progrès de cette chevelure blonde, d'abord duvet, puis soie, puis cheveux légers et fins, si caressants aux doigts qui les caressent. Il baisa souvent ces petits pieds nus dont les doigts, couverts d'une pellicule sous laquelle le sang se voit, ressemblent à des boutons de rose. Il était fou de cette petite. Quand elle s'essayait au langage ou quand elle arrêtait ses beaux yeux bleus, si doux, sur toutes choses en y jetant ce regard songeur qui semble être l'aurore de la pensée et qu'elle terminait par un rire, il restait devant elle pendant des heures entières cherchant avec Jordy les raisons, que tant d'autres appellent des caprices, cachées sous les moindres phénomènes de cette délicieuse phase de la vie où l'enfant est à la fois une fleur et un fruit, une intelligence confuse, un mouvement perpétuel, un désir violent. La beauté d'Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu'il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature: il dit quelquefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieillards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces