La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01 - Honore de Balzac

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se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l'Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l'hôtel de Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l'état militaire, l'avait fait élever à Nemours par un vicaire de l'abbé Chaperon, et s'était flattée de pouvoir conserver jusqu'à sa mort son fils près d'elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d'Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d'Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l'aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L'ennui d'une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l'amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu'il rompit ses chaînes, quelque douces qu'elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n'était pas rue des Bourgeois. A vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt années amassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé les six mille francs qu'elle lui donna pour voir Paris. Cette somme ne défraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double de cette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à son loueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous les marchands qui concourent au luxe des jeunes gens. A peine avait-il réussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, se présenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habits et mettre sa cravate, qu'il se trouvait à la tête de trente mille francs de dettes et n'en était encore qu'à chercher une tournure délicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis de Ronquerolles, madame de Sérizy, femme élégante, mais dont la jeunesse avait brillé sous l'Empire.

      — Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres? dit un jour à la fin d'un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s'était lié comme se lient aujourd'hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n'étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j'ai déjà des dettes!

      — Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d'alors.

      — Si de Marsay s'est trouvé riche au début de la vie, c'est un hasard! dit l'amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s'il n'eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

      — Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

      — Et l'idée aussi, répliqua Rastignac.

      — Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l'expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d'agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l'éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.

      Blondet acheva cette leçon par cette traduction d'un vers de La Fontaine:

      Le monde vend très-cher ce qu'on pense qu'il donne!

      Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l'archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n'y vit que des plaisanteries.

      — Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n'acquérez pas la fortune qu'exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis dans un régiment de cavalerie.

      Nous avons vu tomber de plus illustres têtes!

      ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. — Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d'Esgrignon qui n'a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde! Hélas! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s'est élevé jusqu'à la duchesse de Maufrigneuse, et il est retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre!

      Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n'osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu'elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d'ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l'adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l'escompte doux et facile. L'usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d'un vieux mari, et qui font l'habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu'une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d'homme riche: il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

      — Mon petit, tu n'as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

      Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d'accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l'odieux de l'arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l'insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l'appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu'il portait. Les trois jeunes gens, munis d'un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s'informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d'organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

      — Quand on s'appelle Savinien de Portenduère, s'était écrié Rastignac, quand on a pour cousin

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