Comment on construit une maison. Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
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–Mon ami, répliqua M. de Gandelau, quand on a fait ce qu’on peut, du mieux que l’on peut, il ne faut pas reculer devant la critique, c’est le seul moyen de constater l’insuffisance de ce que l’on sait, et, par conséquent, d’acquérir les connaissances qui nous manquent. Si tu croyais en une matinée être devenu architecte, tu serais un sot; mais si, après avoir fait un effort pour exprimer par le dessin ou autrement une idée que tu crois bonne, tu hésitais à soumettre cette expression à plus habile que toi, dans la crainte de provoquer plus de critiques que d’éloges, ce ne serait pas là de la modestie, mais un sentiment d’orgueil très mal placé, car il te priverai de conseils qui ne peuvent être que précieux, à ton âge surtout.»
Le grand cousin arrivé, il n’en fallut pas moins que M. de Gandelau dît à son fils d’apporter son essai, pour que l’architecte en herbe se décidât à dérouler de nouveau la feuille de papier couverte, la veille, de dessins si péniblement tracés.
«Eh! mais, petit cousin, dit le nouveau venu, est-ce que vous voudriez vous faire architecte? Prenez garde! tout n’est pas couleur de rose dans le métier comme sur votre papier.»
En peu de mots, le grand cousin fut mis au fait.
«Mais cela est très bien! Voilà le salon, le vestibule. Je ne comprends pas bien l’escalier; mais c’est un détail. Et les façades? Mais c’est un palais, cela; des colonnes, des balustrades. Il n’y a plus qu’à mettre la main à l’œuvre!
–Vrai! cousin; si nous prévenions le père Branchu? Il travaille ici près.
–Doucement, ce n’est là qu’une esquisse… Et les projets définitifs; et les devis; et les détails d’exécution? Il faut procéder avec ordre. Sachez, petit cousin, que plus on tient à ce qu’une construction s’élève rapidement, plus il est utile que toute chose soit parfaitement arrêtée à l’avance. Rappelez-vous les ennuis de votre voisin le comte de…, qui, depuis six ans, recommence son château chaque printemps sans pouvoir arriver à le terminer, parce qu’il n’a pas su d’abord indiquer tout ce qu’il voulait, que son architecte n’a pas eu le courage de faire adopter une bonne fois un projet étudié, et qu’il s’est prêté à tous les caprices ou plutôt à tous les avis officieux que les amis de la maison ne manquaient pas d’ouvrir, celui-ci sur la dimension des pièces, celui-là sur l’emplacement des escaliers, cet autre sur le style, sur la décoration… Nous n’avons qu’un an devant nous, il faut donc ne commencer qu’avec la certitude de ne pas faire de fausses manœuvres, puis il faut que votre sœur approuve le projet. Voyons un peu, convenons d’abord du système de construction que vous voudrez adopter. Puisque nous sommes pressés, nous n’avons guère le choix; nous ne pouvons songer à élever la maison en pierres de taille du bas en haut: cela serait trop long et trop cher. Il faut nous en tenir à une construction simple et d’une exécution rapide. Cela entre-t-il dans vos idées? Vous placez sur votre façade des colonnes; pour quoi faire? Si elles forment portique, celui-ci rendra les appartements tristes et sombres; si elles sont engagées, elles ne servent à rien ici. Et cette balustrade posée sur les corniches supérieures, que fait-elle là? Est-ce que vous comptez que madame votre sœur se promènera dans les chéneaux? Cela est bon pour les chats… Et, dites-moi? sur ce plan, je vois que, du vestibule, il faut passer par la salle à manger pour aller au salon. Mais si, pendant qu’on est à table, il arrive des visites, il faudra donc les prier d’attendre à la porte ou les inviter à regarder manger les hôtes… Bon! la cuisine s’ouvre sur le billard. Allons, il nous faut étudier cela plus à fond; voulez-vous que nous nous y mettions? À nous deux, la besogne ira peut-être plus vite, et vous me donnerez de bonnes idées; car, mieux que moi, vous connaissez les goûts et les habitudes de votre sœur aînée. Vous pourrez ainsi suppléer au laconisme du programme qui nous est donné. Pensez-y, et demain matin, de bonne heure, nous procéderons à la rédaction du projet.»
CHAPITRE II
AVEC UN PEU D’AIDE L’IDÉE DE M. PAUL SE DÉVELOPPE
En effet, de grand matin, Paul entrait dans la chambre de son cousin. Tout était préparé: planchette, T, équerres, compas et crayons.
«…Mettez-vous là, petit cousin, vous allez traduire sur le papier le résultat de nos méditations, puisque vous savez si bien vous servir de nos outils. Procédons méthodiquement. D’abord, vous connaissez sans doute le terrain sur lequel votre père entend faire bâtir la maison de campagne de madame votre sœur?
–Oui, c’est là-bas, au delà du bois, à trois kilomètres d’ici, ce petit vallon au fond duquel coule le ru qui fait tourner le moulin de Michaud.
–Montrez-moi un peu cela sur la carte du domaine… la voici.
–Vous voyez, mon cousin, c’est là. Sur le plateau, du côté sud, sont les terres labourées, puis le terrain descend un peu au nord vers le ru. Il y a ici une belle source d’eau vive qui sort du bois situé à l’ouest. Sur la pente du plateau et le fond du vallon sont des prairies avec quelques arbres.
–De quel côté est la vue la plus agréable?
–Vers le fond du vallon, au sud-est.
–Comment d’ici arrive-t-on à cette prairie?
–En traversant le bois; puis, on descend au fond du vallon par ce chemin; on traverse un pont qui est ici, puis on monte par le plateau obliquement par cette voie.
–Bien; donc il faut placer la maison presque au sommet de la pente faisant face au nord, en l’abritant des vents du nord-ouest sous le bois voisin. L’entrée devra faire face à la route qui monte; mais il faut que nous disposions les pièces principales de l’habitation du côté de l’exposition la plus favorable qui est celle du sud-est; de plus, nous devons profiter de la vue ouverte de ce même côté, et ne pas négliger la source d’eau vive qui descend sur la droite vers le fond du vallon; nous allons donc nous en approcher et planter la maison sur ce repos que la nature a disposé si favorablement pour nous, à quelques mètres en contre-bas du plateau. Nous serons ainsi passablement abrités des vents du sud-ouest et nous n’aurons pas devant la maison la plaine, assez triste, qui s’étend à perte de vue. Ceci arrêté, voyons le programme… Aucune dimension de pièce n’est indiquée; c’est donc à nous d’y songer. D’après ce que votre père m’a dit, il entend que cette maison doit être une demeure permanente, c’est-à-dire habitable l’été comme l’hiver, et contenir, par conséquent, tout ce qui convient à un grand propriétaire terrien. Il compte affecter à sa construction une somme de deux cent mille francs environ; c’est donc une affaire qui demande une étude sérieuse, d’autant que madame votre sœur et son mari tiennent au confort. J’ai été reçu chez eux, à Paris, et j’ai trouvé une maison admirablement tenue, mais où rien n’est donné à la vanité, au paraître. Nous pouvons donc partir de ces données.—Commençons par le plan du rez-de-chaussée… La pièce principale est le salon, le lieu de réunion de la famille. Nous ne pouvons lui donner moins de cinq mètres de largeur sur sept à huit mètres de longueur… Tracez d’abord le parallélogramme sur ces dimensions… Ah! mais non! pas comme cela, à vue de nez… Prenez une échelle1.»
Sur ce mot, le petit cousin regarda son maître d’un air interrogateur.
«J’oubliais! vous ne savez peut-être pas bien ce que l’on entend par échelle? Je vois en effet que votre plan ne paraît pas en avoir tenu compte. Écoutez-moi donc: quand on veut bâtir une maison, un édifice quelconque, on donne à l’architecte un programme, c’est-à-dire une liste complète de toutes les pièces et des services qui sont nécessaires. On ne se contente pas de cela, on dit: telle pièce
1
Échelle de proportion. Le texte explique suffisamment l’emploi de l’