Correspondance, 1812-1876. Tome 4. Жорж Санд
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CCCLXXVI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS10
Nohant, 16 juillet 1854.
Mon cher prince,
Vous m'avez dit de vous écrire, je n'ose pas trop, vous devez avoir si peu le temps de lire! Mais voilà deux lignes pour vous dire que je vous aime toujours et que je pense à vous plus que vous ne pouvez penser à moi. C'est tout simple, vous agissez et nous regardons. Vous êtes dans la fièvre de la vie, et nous sommes dans le recueillement de l'attente.
On m'écrit de Belle-Isle, et vous devinez bien qui: «On m'accuse de chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats entrent à Moscou et à Pétersbourg, et pour la mission que notre cher pays est toujours chargé de remplir dans le monde.»
Il y a là, dans les fers, une âme de héros qui prie comme moi tout naïvement, et avec qui je suis fière d'être d'accord.
Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux pas ne pas espérer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas?
Mon fils me dit tous les jours que, si je n'étais pas une mère si bête, il aurait demandé à vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce fils-là, et comment ferais-je pour m'en passer?
Vous savez que nous avons un été abominable et que, si les pluies ne cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voilà sautant sur des cordes bien tendues!
C'est vous autres qui en tenez le bout, là-bas. Quant à l'issue que vous souhaitez, la résurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont on ne paraît pas s'occuper, elle viendra peut-être fatalement. Dieu est grand et Mahomet n'est pas son seul prophète.
Mais voilà plus de deux lignes. Pardon et adieu, chère Altesse impériale, toujours citoyen quand même et plus que jamais, puisque vous voilà soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous sont dus, sans préjudice de toute l'affection que je vous conserve pour vous-même.
GEORGE SAND.
CCCLXXVII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 16 juillet 1854.
Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien, je travaille, je reçois plusieurs amis; c'est l'époque où la maison se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent toujours d'où vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait toute ma joie. Et encore, si c'était pour son bien! Mais les montagnes de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes, trop tristes à vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y penser sans rien dire.
Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me réconcilier avec la vie; et j'ai du travail, c'est tout ce qu'on peut demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et infortunée.
Je n'ai rien reçu de vous, mon enfant; si vous m'avez fait un envoi, il s'est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J'en paye tant pour des envois qui m'embêtent, que je suis dédommagée quand je paye ce qui me plaît et m'intéresse.
Oui, oui, sauvez-vous à la campagne si le choléra vous menace. Quand même il ne devrait pas vous atteindre, du moment qu'il vous effraye, ce ne serait pas vivre que de vouloir le braver: et donnez-moi de vos nouvelles souvent, quelque paresseuse que je sois à vous écrire.
Si vous n'étiez pas si loin et si le voyage n'était pas si cher, je vous dirais: «Venez à Nohant.» Mais, en outre, il y fait un temps qui vous désespérerait tout à fait; car il nous désespère un peu, nous autres qui sommes moins difficiles. Depuis deux mois, nous n'avons pas eu deux jours de soleil, et la terre est si trempée de pluie, qu'on ne peut pas sortir des chemins. Cela gêne bien Maurice, qui avait repris fureur à l'entomologie; et cela nous menace de la famine, si ça continue. Jusqu'ici, nos moissons n'ont pas encore trop souffert, mais il est temps que ça finisse. Elles commencent à courber trop la tête; et, si une fois elles se couchent dans la boue, une dernière averse perdra tout. Le revenu de Nohant est si peu de chose, que la perte de nos blés ne serait pas un échec irréparable; mais, si le désastre est général, comme tout se tient, les arts seront aussi infructueux que la terre, et je ne sais pas avec quoi nous donnerons à manger aux gens qui mourront de faim. Décidément, le ciel est fâché et le soleil ne veut plus de nous sur ce coin de l'univers.
Vous m'avez envoyé des vers d'un de vos amis pour lesquels je ne peux pas être aussi indulgente que vous. Il m'en a envoyé aussi de son côté, et je n'ai pas répondu. Que voulez-vous! je ne sais pas mentir: je trouve cela affreusement maniéré, sous une affectation de fausse simplicité, et si décousu, si jeté au hasard de la fourchette, que c'est incompréhensible. Pourquoi d'ailleurs m'envoyer cela? Je n'y peux rien.
Pourtant, il me peine de chagriner un de vos amis, et, comme je ne suis pas forcée de le désespérer par ma franchise, j'aime mieux me taire. Arrangez-vous pour lui dire que je suis si occupée, que je reçois tant de vers, tant de prose… C'est la vérité. Cela arrive tous les jours, comme des avalanches, de tous les coins du monde; et il y a si peu de choses lisibles pour mes pauvres yeux, calligraphiquement et intellectuellement parlant! Pour m'achever, votre ami écrit comme pour un myope, et je suis presbyte.
Faites des vers, vous, à la bonne heure. Je ne peux pas aimer ceux de tout le monde, et c'est un peu votre faute.
Bonsoir, mon cher enfant. Embrassez pour moi Désirée et Solange, comme je vous embrasse, de tout mon coeur maternel.
CCCLXXVIII
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 31 juillet 1854.
Mon pauvre gros,
Es-tu de retour de ton triste voyage? As-tu de meilleures espérances pour ton pauvre vieux père? As-tu rapporté un peu de tranquillité, ou encore plus de chagrin? Ta santé est-elle moins détraquée après tout cela?
Ta lettre nous a bien attristés et nous te le disons tous, comme nous faisons des voeux tous pour toi, et pour une existence moins accablée et moins éprouvée. Il ne faut pourtant pas voir en noir comme tu fais. Le départ des chers vieux parents, qui vont, comme tu dis, au repos éternel, est une loi de la nature; et, quant à toi qui es jeune et qui as le devoir d'être courageux, tu n'as pas le droit de désespérer de Dieu et des hommes. Pense que tu as des amis, mon cher vieux, et qu'un temps viendra où, plus libre et mieux portant, tu seras content de les retrouver et de te retrouver toi-même en possession d'une vie plus heureuse.
Nous avons bien du regret de ne t'avoir pas pu arrêter un moment dans ta route. Écris-nous; nous sommes impatients tous d'avoir de tes nouvelles.
G. SAND.
CCCLXXIX
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 11 août 1854,
Mon cher
10
Reçue au camp de Jeffalik, près Varna, le 5 août 1854.