Correspondance, 1812-1876. Tome 4. Жорж Санд
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Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère, quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.—Mais vous aviez le corps malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant. Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu; je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND
CCCLXXXVI
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 14 février 1855.
Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop ma faute. Je suis toujours malade, étouffée, j'ai des douleurs partout, je ne peux pas travailler, je ne peux pas me consoler.
J'ai eu le courage qu'il fallait, dans les premiers moments; à présent, je paye ce courage-là en détail par une fatigue extrême.
Je ne veux pas m'y abandonner cependant. Maurice veut que j'aille passer le mois de mars a Nice ou à Gênes, et je le lui ai promis.
Je suis désolée de ces rhumes de Bertholdi qui t'inquiètent tant. On peut tousser bien longtemps, sans qu'il y ait rien de grave; mais je sais par expérience combien cela fatigue, combien cela porte sur les nerfs, à soi-même et aux autres. Certainement, il faudrait pouvoir fuir ce froid de Lunéville, comme je vais fuir les souvenirs trop amers et trop cruels de ma maison, toute pleine de cette enfant. Mais que faire? La gêne est l'obstacle à tout. Il faudra que je revienne presque tout de suite travailler, et, quand Bertholdi s'absente, c'est la même chose. Ce ne sont pas quelques jours de repos qu'il lui faudrait. C'est toute une vie plus douce. Comment et de qui l'obtenir?
Tu ne m'as pas dit si Georget avait bien supporté son voyage, et s'il avait repris les belles couleurs qu'il, avait un peu perdues ici. Aie bien soin de lui et ne t'en sépare qu'à bonnes enseignes.
Solange est à Paris mieux portante et plus tranquille du côté de ses affaires. Son père s'exécute un peu avec elle, son mari pas du tout. Elle pensait pouvoir t'être utile, et, sans notre malheur, je suis sûre qu'elle aurait fait son possible. Elle y reviendra certainement quand elle pourra sortir et se montrer un peu.
Embrasse toute ta chère maison pour moi: George, Charles et Marie, à qui je n'ai pas la force d'écrire. Je n'écris plus à personne, je ne peux pas. Chaque fois que je parle de moi, même pour dire un mot, je me sens comme prise de fièvre pour toute la journée; c'est un état maladif certainement et qui passera. Ne t'en inquiète pas, j'y fais et j'y ferai mon possible. Je t'embrasse de toute mon âme. Ah! ma pauvre enfant, que je voudrais te donner autant de bonheur que j'ai de peine!
CCCLXXXVII
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 24 février 4855.
Cher enfant,
Je commence par te dire que, puisque tu n'es, pas enrhumé, tout va bien pour moi. Aie soin de ta petite personne comme j'ai soin de la mienne, puisqu'il ne s'agit pas de nous regarder comme de simples mortels, mais comme de très précieux voyageurs allant à la découverte de la Méditerranée.
Quant à Montigny, je vois bien qu'il veut refaire toutes mes pièces. Il y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait changer: le Champi, Claudie, Victorine, _le Démon du foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré tout.
Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les directeurs de théâtre.
J'écouterai sans discussion ce que me dira Montigny, j'écouterai ses projets d'amélioration, et, si je vois qu'il faille changer le fond de la pièce, je la reprendrai; cette fois, j'y suis bien, décidée. Je suis lasse du théâtre d'abord, et puis encore plus lasse des hésitations où l'on me jette sur moi-même. Je suis ce que je suis. Yo soy quien soy. Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit, il est le maître; mais je suis maître aussi de mes propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son feu.
Rien de nouveau ici: temps assez doux, Trianon devenu lac, ordres donnés pour le jardin en notre absence, comptes de cuisine, rangement de papiers, correction d'épreuves. Tout cela n'est pas fort intéressant, surtout quand je ne te vois pas aller et venir, entrer et sortir, et jeter, à travers tout cela, les profondes réflexions et les lumineux aperçus de tes sciences.
Bonsoir donc, cher mignon; je me replonge dans les paperasses et t'embrasse de toute mon âme. Le capitaine d'Arpentigny te colle ses amitiés. Émile se paye de copier le Diable aux champs.
CCCLXXXVIII
A MADEMOISELLE LEMOYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 27 février 1855.
Mademoiselle,
Je vous conseille et vous prie, même, puisque vous avez la bonté de compter sur ma vive sympathie pour vous, de quitter le milieu où vous souffrez tant, et d'aller vivre à Paris; vous y trouverez les nobles distractions dont une âme comme la vôtre a besoin, la musique, les arts et des relations que votre intelligence élevée et votre coeur généreux sauront vite créer.
Si le catholicisme vous est nécessaire, vous rencontrerez certainement un directeur de conscience assez éclairé pour vous guérir de cette maladie des scrupules, que je connais bien, et que j'ai subie dans ma jeunesse assez cruellement pour vous comprendre et vous plaindre. Non, il ne faut pas qu'une âme comme la vôtre succombé à ces vaines terreurs. Il faut vous relever par de fortes et saines lectures. Je suis trop ignorante pour vous les indiquer; mais écrivez à M. Jean Reynaud, envoyez-lui ma lettre, si vous voulez. Il saura par là que je vous connais et que votre besoin de secours intellectuel n'est pas une frivole inquiétude.
Oui, je vous connais sans vous avoir vue; mais n'y a-t-il pas bientôt dix ans que vous m'écrivez ces grandes lettres où, au milieu des contradictions et des troubles d'une pensée ardente, j'ai toujours trouvé, votre bonté si entière, si spontanée, si naïve, et votre jugement si généreux et si droit en tout ce qui est essentiel!
Demandez-lui de vous indiquer des livres qui vous sauvent, et, faites mieux, quittez cette solitude où vous vous consumez, où ce qui vous entoure vous laisse et vous rend encore plus seule, je le vois bien. Je ne connais pas assez M. Jean Reynaud pour vous adresser à lui, sans qu'il vous connaisse. Mais faites-vous connaître à lui; son livre m'a fait un grand bien, à moi aussi, et j'avais grand besoin de trouver, dans la haute science d'un esprit de premier ordre, la confirmation raisonnée de tous mes instincts; car mon courage a été bien éprouvé dernièrement!