Correspondance, 1812-1876. Tome 4. Жорж Санд
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Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction urbi et orbi. C'est une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes.
Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis a jusqu'à z, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées, besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir; mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs.
Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir, votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle13. Je le regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la ménagerie…
Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper. Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes. Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi, j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer la présence.
Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez; car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A vous de coeur.
CCCXCI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE
La Spezzia, 9 mai 1855.
Cher ami,
Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle m'apporte14. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois! C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes pour ceux qui restent!
J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage. Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien, dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le reverrai plus!
Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers, et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie, d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec sa permission, je les publierais dans la suite de mes Mémoires.
Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant ami possible.
Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle15 que de la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés! Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas! je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!
Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste, sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ. Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.
Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et j'espère être chez nous le 20.
Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.
CCCXCII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 12 juillet 1855.
Chère
13
Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée.
14
La mort de Jules Néraud (le Malgache).
15
Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.