Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре Жид
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке - Андре Жид страница 19
“Aun certain moment, le surveillant fut appelé à Pintérieur de la boutique; il n’y resta qu’un instant, puis revint s’asseoir sur sa chaise; mais cet instant avait suffi pour permettre à l’enfant de glisser dans la poche de son manteau le livre qu’il tenait en main; puis, tout aussitôt, il se remit à fouiller les rayons, comme si de rien n’était. Pourtant il était inquiet; il releva la tête, remarqua mon regard et comprit que je l’avais vu. Du moins, il se dit que j’avais pu le voir; il n’en était sans doute pas bien sûr; mais, dans le doute, il perdit toute assurance, rougit et commença de se livrer à un petit manège, où il tâchait de se montrer tout à fait à son aise, mais qui marquait une gêne extrême. Je ne le quittais pas des yeux. Il sortit de sa poche le livre dérobé; l’y renfonça; s’écarta de quelques pas; tira de Pintérieur de son veston un pauvre petit portefeuille élimé, où il fit mine de chercher l’argent qu’il savait fort bien ne pas y être; fît une grimace significative, une moue de théâtre, à mon adresse évidemment, qui voulait dire: “Zut! je n’ai pas de quoi”, avec cette petite nuance en surplus: “C’est curieux, je croyais avoir de quoi”, tout cela un peu exagéré, un peu gros, comme un aâeur qui a peur de ne pas se faire entendre. Puis enfin, je puis presque dire: sous la pression de mon regard, il se rapprocha de nouveau de l’étalage, sortit enfin le livre de sa poche et brusquement le remit à la place que d’abord il occupait. Ce fut fait si naturellement que le surveillant ne s’aperçut de rien. Puis l’enfant releva la tête de nouveau, espérant cette fois être quitte. Mais non; mon regard était toujours là; comme l’oeil de Caïn; seulement mon oeil à moi souriait. Je voulais lui parler; j’attendais qu’il quittât la devanture pour l’aborder; mais il ne bougeait pas et restait en arrêt devant les livres, et je compris qu’il ne bougerait pas tant que je le fixerais ainsi. Alors, comme on fait à “quatre coins” pour inviter le gibier fictif à changer de gîte, je m’écartai de quelques pas, comme si j’en avais assez vu. Il partit de son côté; mais il n’eut pas plus tôt gagné le large que je le rejoignis.
“– Qu’est-ce que c’était que ce livre? lui demandai-je à brûle-pourpoint, en mettant toutefois dans le ton de ma voix et sur mon visage le plus d’aménité que je pus.
“Il me regarda bien en face et je sentis tomber sa méfiance. Il n’était peut-être pas beau, mais quel joli regard il avait! J’y voyais toute sorte de sentiments s’agiter comme des herbes au fond d’un ruisseau.
“– C’est un guide d’Algérie. Mais ça coûte trop cher. Je ne suis pas assez riche.
“– Combien?
“– Deux francs cinquante.
“– N’empêche que si tu n’avais pas vu que je te regardais, tu filais avec le livre dans ta poche.
“Le petit eut un mouvement de révolte et, se rebiffant, sur un ton très vulgaire:
“– Non, mais, des fois… que vous me prendriez pour un voleur… – avec une convidion, à me faire douter de ce que j’avais vu. Je sentis que j’allais perdre prise si j’insislais. Je sortis trois pièces de ma poche:
“– Allons! va l’acheter. Je t’attends.
“Deux minutes plus tard, il ressortait de la boutique, feuilletant l’objet de sa convoitise. Je le lui pris des mains. C’était un vieux guide Joanne, de 71.
“– Qu’est-ce que tu veux faire avec ça? dis-je en le lui rendant. C’est trop vieux. Ça ne peut plus servir.
“Il protesta que si; que, du reste, les guides plus récents coûtaient beaucoup trop cher, et que “pour ce qu’il en ferait” les cartes de celui-ci pourraient tout aussi bien lui servir. Je ne cherche pas à transcrire ses propres paroles, car elles perdraient leur caractère, dépouillées de l’extraordinaire accent faubourien qu’il y mettait et qui m’amusait d’autant plus que ses phrases n’étaient pas sans élégance.
“Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du leéleur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place. Je crois du resite qu’il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l’enfant; son point de vue est plus significatif que le mien. Le petit est à la fois gêné et flatté de l’attention que je lui porte. Mais la pesée de mon regard fausse un peu sa direction. Une personnalité trop tendre et inconsciente encore se défend et dérobe derrière une attitude. Rien n’est plus difficile à observer que les êtres en formation. Il faudrait pouvoir ne les regarder que de biais, de profil.
“Le petit déclara soudain que “ce qu’il aimait le mieux” c’était “la géographie”. Je soupçonnai que derrière cet amour se dissimulait un instinct: de vagabondage.
“– Tu voudrais aller là-bas? lui demandai-je.
“– Parbleu! fit-il en haussant un peu les épaules.
“L’idée m’effleura qu’il n’était pas heureux auprès des siens. Je lui demandai s’il vivait avec ses parents. – Oui. – Et s’il ne se plaisait pas avec eux? – Il protesta mollement. Il paraissait quelque peu inquiet de s’être trop découvert tout à l’heure. Ils jouta:
“– Pourquoi est-ce que vous me demandez ça?
“– Pour rien, dis-je aussitôt; puis, touchant du bout du doigt le ruban jaune de sa boutonnière:
“– Qu’est-ce que c’est que ça?
“– C’est un ruban; vous le voyez bien.
“Mes questions manifestement l’importunaient. Il se tourna brusquement vers moi, comme hostilement, et sur un ton gouailleur et insolent, dont je ne l’aurais jamais cru capable et qui proprement me décomposa:
“– Dites donc… ça vous arrive souvent de reluquer les lycéens?
“Puis, tandis que je balbutiais confusément un semblant de réponse, il ouvrit la serviette d’écolier qu’il portait sous son bras, pour y glisser son emplette. Là se trouvaient des livres de classe et quelques cahiers recouverts uniformément de papier bleu. J’en pris un; c’était celui d’un cours d’histoire. Le petit avait écrit, dessus, son nom en grosses lettres. Mon coeux bondit en y reconnaissant le nom de mon neveu:
(Le coeur de Bernard bondit également en lisant ces lignes, et toute cette histoire commença de l’intéresser prodigieusement.)
“Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes relations avec sa soeur, ne connaître point ses enfants. J’ai toujours eu le plus grand mal à maquiller la vérité. Même changer la couleur des cheveux me paraît une tricherie qui rend pour moi le vrai moins vraisemblable. Tout se tient et je sens, entre tous les faits que m’offre la vie, des dépendances si subtiles qu’il me semble toujours qu’on n’en saurait changer un seul sans modifier tout l’ensemble. Je ne puis pourtant pas raconter que la mère de cet enfant n’est que ma demi-soeur, née d’un premier mariage de mon père; que je suis resté sans la voir aussi longtemps que mes parents ont vécu; que des affaires de succession ont forcé nos rapports… Tout cela est pourtant indispensable et je ne vois pas ce que je pourrais inventer d’autre pour éluder