Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре Жид

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Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке - Андре Жид Littérature contemporaine

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en gare de Dieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris; mais Edouard est impatient de le connaître. On en parle partout. Jamais aucun de ses livres à lui n’a eu l’honneur de figurer aux bibliothèques des gares. On lui a bien parlé de telle démarche qu’il suffirait de faire pour en obtenir le dépôt; mais il n’y tient pas. Il se redit qu’il se soucie fort peu que ses livres soient exposés aux bibliothèques des gares, mais il a besoin de se le redire, en y voyant le livre de Passavant. Tout ce que fait Passavant l’indispose, et tout ce qui se fait autour de Passavant: les articles, par exemple, où l’on porte son livre aux nues. Oui, c’est comme un fait exprès: chacun des trois journaux qu’il achète, à peine débarqué, contient un éloge de La Barre fixe. Un quatrième contient une lettre de Passavant, protestation à un article un peu moins louangeur que les autres, paru précédemment dans ce journal; Passavant y défend son livre et l’explique. Cette lettre irrite Edouard plus encore que les articles. Passavant prétend éclairer l’opinion; c’est-à-dire qu’habilement il l’incline. Jamais aucun des livres d’Edouard n’a fait lever tant d’articles; aussi bien Edouard n’a jamais rien fait pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Si ceux-ci lui battent froid, peu lui importe. Mais en lisant les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que peu lui importe.

      Ce n’est pas qu’il détecte Passavant. Il l’a rencontré parfois et l’a trouvé charmant. Passavant s’est du reste toujours montré pour lui des plus aimables. Mais les livres de Passavant lui déplaisent; Passavant lui paraît moins un artiste qu’un faiseur. Assez penser à lui…

      Edouard sort de la poche de son veston la lettre de Laura, cette lettre qu’il relisait sur le pont du navire; il la relit encore:

      “Mon ami,

      “La dernière fois que je vous ai vu – c’était, vous en souvenez-vous, à St. James’s Park, le deux avril, la veille de mon départ pour le Midi – vous m’avez fait promettre de vous écrire si je me trouvais dans rembarras. Je tiens ma promesse, a qui d’autre que vous en appellerais-je? Ceux sur qui je voudrais pouvoir m’appuyer, c’est à eux surtout que je dois cacher ma détresse. Mon ami, je suis dans une grande détresse. Ce qu’a été ma vie depuis que j’ai quitté Félix, je vous le raconterai peut-être un jour. Il m’a accompagnée jusqu’à Pau, puis a regagné seul Cambridge, rappelé par son cours. Ce que je suis devenue là-bas, seule et abandonnée à moi-même, à la convalescence, au printemps… Vais-je oser vous avouer à vous ce qu’à Félix je ne puis dire? Le moment est venu que je devrais le rejoindre. Hélas je ne suis plus digne de le revoir. Les lettres que je lui écris depuis quelque temps sont menteuses et celles que je reçois de lui ne parlent que de sa joie de me savoir mieux portante. Que ne suis-je demeurée malade! que ne.suis-je morte là-bas!..”. Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence; je suis enceinte; et l’enfant que j’attends n’est pas de lui. J’ai quitté Félix il y a plus de trois mois; de toute manière, à lui du moins je ne pourrai donner le change. Je n’ose retourner près de lui. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Il est trop bon. Il me pardonnerait sans doute et je ne mérite pas, je ne veux pas qu’il me pardonne. Je n’ose retourner près de mes parents qui me croient encore à Pau. Mon père, s’il apprenait, s’il comprenait, serait capable de me maudire. Il me repousserait. Comment affronterais-je sa vertu, son horreur du mal, du mensonge, de tout ce qui est impur? J’ai peur aussi de désoler ma mère et ma soeur. Quant à celui qui… mais je ne veux pas l’accuser; lorsqu’il m’a promis de m’aider, il était en état de le faire. Mais pour être mieux à même de m’aider, il s’est malheureusement mis à jouer. Il a perdu la somme qui devait servir à mon entretien, à mes couches. Il a tout perdu. J’avais d’abord pensé partir avec lui, n’importe où, vivre avec lui, quelque temps du moins, car je ne voulais pas le gêner, ni lui être à charge; j’aurais bien fini par trouver à gagner ma vie; mais je ne peux pas tout de suite. Je vois bien qu’il souffre de m’abandonner et qu’il ne peut pas faire autrement, aussi je ne l’accuse pas, mais il m’abandonne tout de même. Je suis ici sans argent. Je vis à crédit, dans un petit hôtel. Mais cela ne peut pas durer. Je ne sais plus que devenir. Hélas! des chemins si délicieux ne pouvaient mener qu’aux abîmes. Je vous écris à cette adresse de Londres que vous m’avez donnée, mais quand cette lettre vous parviendra-t-elle? Et moi qui souhaitais tant d’être mère! Je ne fais que pleurer tout le jour. Conseillez-moi, je n’espère plus rien que de vous. Secourez-moi, si cela vous est possible, et sinon… Hélas, en d’autres temps j’aurais eu plus de courage, mais à présent ce n’est plus moi seule qui meurs. Si vous n’arrivez pas, si vous m’écrivez: “Je ne puis rien”, je n’aurai contre vous pas un reproche. En vous disant adieu, je tâcherai de ne pas trop regretter la vie, mais je crois que vous n’avez jamais très bien compris que l’amitié que vous eûtes pour moi reste ce que j’aurai connu de meilleur – pas bien compris que ce que j’appelais mon amitié pour vous portait un autre nom dans mon coeur”

LAURA FÉLIX DOUVIERS.

      “P. S. Avant de jeter cette lettre à la poste, je vais le revoir une dernière fois. Je J’attendrai chez lui ce soir. Si vous recevez ceci, c’est donc vraiment que… adieu, adieu, je ne sais plus ce que j’écris.”

      Edouard a reçu cette lettre le matin même de son départ. Cest-à-dire qu’il s’est décidé à partir aussitôt après l’avoir reçue. De toute manière, il n’avait pas l’intention de prolonger beaucoup son séjour en Angleterre. Je ne prétends point insinuer qu’il n’eût pas été capable de revenir à Paris spécialement pour secourir Laura; je dis qu’il est heureux de revenir. Il a été terriblement sevré de plaisir, ces temps derniers, en Angleterre; à Paris, la première chose qu’il fera, c’est d’aller dans un mauvais lieu; et, comme il ne veut pas emporter là-bas de papiers personnels, il atteint dans le filet du compartiment sa valise, l’ouvre pour y glisser la lettre de Laura.

      La place de cette lettre n’est pas entre un veston et des chemises; il atteint, sous les vêtements, un cahier cartonné à demi rempli de son écriture; y recherche, tout au commencement du cahier, tels feuillets, écrits l’an passé, qu’il relit, entre lesquels la lettre de Laura prendra place.

JOURNAL D’EDOUARD

      “18 octobre. – Laura ne semble pas se douter de sa puissance; pour moi qui pénètre dans le secret de mon coeur, je sais bien que jusqu’à ce jour, je n’ai pas écrit une ligne qu’elle n’ait indirectement inspirée. Près de moi, je la sens enfantine encore, et toute l’habileté de mon discours, je ne la dois qu’à mon désir constant de l’instruire, de la convaincre, de la séduire. Je ne vois rien, je n’entends rien, sans penser aussitôt: qu’en dirait-elle? J’abandonne mon émotion et ne connais plus que la sienne. Il me paraît même que si elle n’était pas là pour me préciser, ma propre personnalité s’éperdrait en contours trop vagues; je ne me rassemble et ne me définis qu’autour d’elle. Par quelle illusion ai-je pu croire jusqu’à ce jour que je la façonnerais à ma ressemblance? Tandis qu’au contraire c’est moi qui me pliais à la sienne; et je ne le remarquais pas! Ou plutôt: par un étrange croisement d’influences amoureuses, nos deux êtres, réciproquement, se déformaient. Involontairement, inconsciemment, chacun des deux êtres qui s’aiment se façonne selon l’exigence de l’autre, travaille à ressembler à cette idole qu’il contemple dans le coeur de l’autre… Quiconque aime vraiment renonce à la sincérité.

      “C’est ainsi qu’elle m’a donné le change. Sa pensée accompagnait partout la mienne. J’admirais son goût, sa curiosité, sa culture et je ne savais pas que ce n’était que par amour pour moi qu’elle s’intéressait si passionnément à tout ce dont elle me voyait m’éprendre. Car elle ne savait rien découvrir. Chacune de ses admirations, je le comprends aujourd’hui, n’était poux elle qu’un lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne; rien ne répondait en ceci à l’exigence profonde de sa nature. “Je ne m’ornais et ne me parais que pour toi”, dira-t-elle. Précisément, j’aurais voulu que ce ne fût que pour elle et qu’elle

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