Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре Жид
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Читать онлайн книгу Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке - Андре Жид страница 10
– Eh bien! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es testée debout presque tout le temps.
– Oh! moi, j’ai l’habitude de veiller; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…
– Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous?
– J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance; et vous avez bientôt seize ans.
– Tu te souviens bien de maman?
– Si je m’en souviens de votre maman? En voilà une question! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.
– Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien.., je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup?
– Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans ces derniers temps. – Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au bon Dieu le soin de juger tout ça.
– Tu crois vraiment que le bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine?
– Si ce n’était pas le bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit?
Contran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.
– Sais-tu ce que tu devrais faire? – Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie.
Dès que Séraphine l’a laissé seul, Contran se jette à genoux au pied du lit; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer; aucun élan ne soulève son coeur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, supra-sensibles – mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras; celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts; mais le contaél de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout – le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal “Nom de Dieu”, qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne; mais non: il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore, du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.
V
C’était une âme et un corps où n’entre jamais l’aiguillon.
Lilian, se redressant à demi, toucha du bout de ses doigts les cheveux châtains de Robert:
– Vous commencez à vous dégarnir, mon ami. Faites attention: vous n’avez que trente ans à peine. La calvitie vous ira très mal. Vous prenez la vie trop au sérieux.
Robert relève son visage vers elle et la regarde en souriant.
– Pas près de vous, je vous assure.
– Vous avez dit à Molinier de venir nous retrouver?
– Oui; puisque vous me l’aviez demandé.
– Et… vous lui avez prêté de l’argent?
– Cinq mille francs, je vous l’avais dit – qu’il va de nouveau perdre chez Pedro.
– Pourquoi voulez-vous qu’il les perde?
– C’est couru. Je l’ai vu le premier soir. Il joue tout de travers.
– Il a eu le temps d’apprendre. Voulez-vous parier que ce soir il va gagner?
– Si vous voulez.
– Oh! mais je vous prie de ne pas accepter cela comme une pénitence. J’aime qu’on fasse volontiers ce qu’on fait.
– Ne vous fâchez pas. C’est convenu. S’il gagne, c’est à vous qu’il rendra l’argent. Mais s’il perd, vous me rembourserez. Ça vous va?
Elle pressa un bouton de sonnerie:
– Apportez-nous du tokay et trois verres. – Et s’il revient avec les cinq mille francs seulement, on les lui laissera, n’est-ce pas? S’il ne perd ni ne gagne…
– Ça n’arrive jamais. C’est curieux comme vous vous intéressez à lui.
– C’est curieux que vous ne le trouviez pas intéressant.
– Vous le trouvez intéressant parce que vous êtes amoureuse de lui.
– Ça c’est vrai, mon cher! On peut vous dire ça, à vous. Mais ce n’est pas pour cela qu’il m’intéresse. Au contraire: quand quelqu’un me prend par la tête, d’ordinaire ça me refroidit.
Un serviteur reparut portant, sur un plateau, le vin et les verres.
– Nous allons boire d’abord pour le pari, puis nous reboirons avec le gagnant.
Le serviteur versa du vin et ils trinquèrent.
– Moi, je le trouve rasoir, votre Vincent, reprit Robert.
– Oh! “mon” Vincent!… Comme si ça n’était pas vous qui l’aviez amené! Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez.
Robert, se détournant un peu, posa ses lèvres sur le pied nu de Lilian, que celle-ci ramena vers elle aussitôt et cacha sous son éventail.
– Dois-je rougir? dit-il.
– Avec moi ce n’est pas la peine d’essayer.