Tu Sens Battre Mon Coeur ?. Andrea Calo'
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— Qu’est-ce qui te fait penser que je suis bizarre ? »
Elle s’est arrêtée un instant pour réfléchir, puis a reprisa :
« Tu restes là, toute seule et silencieuse à penser à on ne sait quoi. Au bout du compte, nous sommes dans un train.
— Et donc ? Du simple fait qu’on est dans un train, vous et moi devrions nous mettre à discuter ? »
Elle a semblé accuser le coup et laisser tomber un moment, sans cesser de me regarder. Elle n’abandonnait pas, elle m’étudiait, cherchait où porter sa prochaine attaque. J’ai détaché mon regard d’elle et fait semblant d’observer l’extérieur par la fenêtre, sans fixer de point précis. N’importe quoi, choisi au hasard aurait été parfait, pourvu que ce ne soit pas ses yeux.
« Qu’est-ce que tu vois ?
— Pardon ?
— Je t’ai demandé ce que tu vois dehors.
— Je regarde la campagne.
— Tu regardes la campagne, bien. Mais qu’est-ce que tu vois ?
— Si je regarde la campagne, je vois la campagne !
— Logique.
— C’est une question stupide, vous ne croyez pas ?
— Ah, je ne sais pas. La plupart du temps, ce que l’on voit n’est pas du tout ce que l’on regarde. Pour moi c’est comme ça en tous cas. »
Cette fois, elle avait gagné, elle m’avait assené un coup qui m’avait fait terriblement mal. Je l’ai regardée, vaincue et sans aucune envie de répliquer. Peut-être que ma fuite était inutile. Je compris que, même en m’échappant à toutes jambes de mon passé, je retomberais dans un présent et un futur faits à son image et à sa ressemblance. J’ai baissé les yeux et croisé les mains sur mes jambes, ajoutant une touche de résignation à ma défaite, attendant que mon adversaire me porte le coup de grâce, pour me tuer. Comme un gladiateur dans l’arène le ferait après avoir obtenu de son empereur le droit d’en finir, et étancherait sa soif de sang. Mais cette fois, l’empereur me gracia, le pouce levé vers le haut. La foule ne criait pas parce qu’elle n’avait pas vu le sang jaillir de mes membres lacérés par le métal froid de l’épée, décidée à arrêter mon cœur et à m’effacer définitivement du monde des vivants. Le gladiateur, mon adversaire, m’avait tendu la main pour m’aider à me relever. Et moi, victime chanceuse d’un cruel spectacle pour adultes, je l’ai prise et me suis laissé soulever, respirant et admirant de nouveau la beauté de la lumière du soleil dans un ciel bleu sans nuages. Il ne pleuvrait pas ce jour-là, tant mieux.
« Je m’appelle Cindy.
— Melanie.
— Melanie, joli prénom. Je peux t’appeler Mel ?
— Vous pouvez. Appelez-moi comme vous voulez.
— Tu es sûre que ça ne t’embête pas ?
— Non, je vous le dirais.
— J’ai vingt-cinq ans Mel ! »
Je ne répondis pas. Je ne voulais pas me rappeler mon âge en cet instant.
« Tu sais ce que ça veut dire ?
— Aucune idée. Peut-être que vous êtes née il y a vingt-cinq ans ?
— Fine observation Mel ! Mais ce n’est que de l’arithmétique, rien à voir avec ce que je voulais dire. À savoir que je suis jeune.
— Je suis heureuse pour vous Cindy. Moi je suis plus âgée, j’ai trente-cinq ans. »
J’ai sursauté quand je me suis rendu compte que j’avais accidentellement livré un détail de ma vie, que je n’avais aucune intention de partager avec les autres. Je lui avais dit mon âge, lui confiant une boîte qui contenait mon existence, même la partie que j’avais si difficilement tenté d’oublier.
« Bien, on est presque de la même génération alors.
— Pas vraiment. On a dix ans de différence.
— Ça ne veut rien dire ! On est de la même génération. Celle des Beatles, d’Elvis, des jeans et des chemises ouvertes, de la brillantine dans les cheveux et des Cadillac ! Tu as entendu “A hard day’s night”, la nouvelle chanson des Beatles ?
— Bien sûr que je l’ai entendue ! J’adore les Beatles, je lui ai confié, surprise de nouveau.
— Moi aussi je les adore ! Et ils sont trop beaux en plus. Mon Dieu, je me les ferais bien ! s’est-elle exclamée avant de se mettre à chantonner la mélodie d’un ton juste. Mel, tutoie-moi allez ! Je ne vais pas te manger, ne t’inquiète pas. »
J’ai réfléchi trop longtemps, comme si le choix à faire, accepter ou non sa proposition, était une question de vie ou de mort. C’était pourtant quelque chose de banal pour une personne “normale”, une décision instinctive. L’instinct qui guide les animaux, mais que je n’avais jamais cultivé. Cindy m’a regardée, attendant ma réponse. Mon silence et ma réticence l’avaient un peu désorientée.
« D’accord. » Je lui ai souri, comme pour la récompenser de son attente, en réponse aux mille questions qui lui avaient peut-être traversé l’esprit en ce moment. J’avais peut-être attendu que ce soit elle qui le demande, qu’elle fasse sauter le coffre-fort où je m’étais enfermée, seule, m’apportant de l’oxygène et peut-être un souffle de vie. Peut-être que Cindy me prenait pour une folle, une personne qui avait urgemment besoin d’aide. Et elle aurait eu raison.
« Tu vas où ? »
Question inopportune et à la réponse compliquée pour moi. Mais j’étais déjà compromise. Une confession de plus n’aurait pas sali mon image plus qu’elle ne l’était. Le cours de mon destin n’en serait pas modifié. Toutefois, j’ai gardé une certaine réserve quand j’ai répondu.
« Je vais à Cleveland.
— À Cleveland ! Mais c’est génial ! Je suis de Cleveland, je retourne chez moi ! »
Ce fut comme si un rouleau compresseur me passait dessus, une de ces machines infernales utilisées pour étaler l’asphalte sur les routes et qui rendent le goudron lisse et doux comme une plaque de verre. Mais c’était moi le goudron étalé et écrasé.
« Ah ! » Ce fut le seul son que mes cordes vocales pétrifiées purent produire.
« Et tu loges où ? »
Et voilà, une nouvelle brèche s’ouvrait dans le gouffre déjà sanglant. Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Que je n’avais pas de but précis ? Que je n’avais nulle part où aller en réalité mais que je parcourrais les rues comme une clocharde qui cherche un endroit bon marché pour dormir ? Voilà une idée ! Je pourrais lui dire que je ne resterais à Cleveland qu’un court laps de temps, que je n’étais que de passage ! Je pourrais ainsi me sortir du pétrin et lui échapper à tout moment, pour récupérer ma vie ! Ma vie